8 RUE DE L'HUMANITÉ - ADRESSE INCONNUE

Quand Christian Didier assassina René Bousquet, des voix se sont élevées pour regretter que l’on ait privé la France de son procès du siècle, et ainsi d’un état des lieux in extenso, clinique, tamponné par les institutions, des crimes du régime de Vichy. Et, ce faisant, de l’officialiser comme un accident de la République plutôt qu’un de ses aboutissements. La République Française est aussi immortelle que sa capacité à produire des bouc-émissaires.

La pandémie de Covid-19 a ceci en commun avec l’Occupation qu’elle illustre la capacité de la France à se faire passer pour une victime quand sa place est sur le banc des accusés.

« Je n’écrirai rien sur ce film c’est une merde »

 

Le passage à tabac de « 8 Rue de l’Humanité » s’écrit tout seul, surtout quand on a vu d’autres films de Dany Boon. Des performances aux portes du slapstick par des acteurs sans compétences en slapstick (ici Yvan Attal dans un rôle de savant fou entre Didier Raoult et Léonard le génie), des « bons » mots ("pandémie"/ "pain de mie", coucou Problemos), si possible avec un accent portugais (- « vous êtes asymptomatique ? » - « non ché soui catholique »), et un comique de situation qui n’est pas en reste, avec son lots de malentendus, de François Damiens faisant du Sporelec torse-nu devant les cours en visio de sa fille et de Dany Boon qui boit du pipi.

Francois Damiens Sporelec

un beau corps sans efforts

Aussi vous épargnerai-je l’exercice de son démembrement par le menu, Slate s’en étant déjà probablement chargé. Car bien que régulièrement problématique – nous y reviendrons - ça n’est pas le contenu du film qui est véritablement obscène, il ne s’agit finalement que d’une « comédie de copropriété » de plus, sous-catégorie qui « brille » régulièrement au cinéma comme en formats courts. Ce qui est obscène, ça n’est pas que le film soit nul, c’est qu’il ait pu être produit.

La semaine de la sortie du film sur Netflix, 183 personnes décédaient du Covid, portant le total à 140 000, dans un contexte de pandémie certes en reflux, mais de pandémie quand même. Toutes proportions gardées, c’est un peu comme si « La Grande Vadrouille » sortait en 1941. Pourtant le film est sorti, et n’a pas choqué grand-monde (peut-être, souhaitons-le, parce que pas grand-monde ne l’a vu).

« Important de rester vivant, mieux de rester humain »

 

« 8 rue de l’Humanité » se défend pourtant d’être « une farce sur le Covid » . Prétendant rendre hommage aux « formidables élans de solidarité » qu’on aura observés pendant les différents confinements, il s’érige en comédie de réconciliation, célébrant tout ce qui nous unit quand même l’air nous sépare et nous menace. Pour ce faire, il se situe à hauteur d’enfant, éternel totem d’immunité pour qui voudrait neutraliser d’emblée toute tentative de critique.

Si le film est bel et bien une farce, en effet il ne traite pas du Covid, simple prétexte scénaristique pour enfermer des gens dans une cage d’escalier (on imagine sans peine, vu la bourgeoisie ambiante, que dans une V1 du scénario, ce prétexte s’appelait « les gilets jaunes »). Le détail a son importance car il trahit le regard que l’on porte désormais sur la pandémie, dont le fait principal n’est pas la maladie, ni la mort, mais les confinements.

Il explique aussi la décontraction avec laquelle on y traite la maladie et le système de soin. Dans « 8 rue de l’humanité », il existe un téléphone rouge du malade à sa famille, c’est même les médecins qui jouent les standardistes. Certes Madame est dans un brancard au beau milieu d’un couloir, elle a l’air un peu fatigué mais sa voix est claire. L’hôpital n’y prend pas l’eau de toute part (un regard d’enfant, on vous dit). On y meurt hors-champ, et de manière abstraite, certainement paisible, d’une mort naturelle (motif qui figure d’ailleurs sur les certificats de décès des victimes du covid).

test PCR

Dans la vraie vie, en guise de téléphone rouge, le portable du malade, tant qu’il est en capacité physique de pouvoir le recharger. La voix s’efface, appel après appel, derrière celle des machines qui l’aident à respirer, jusqu’à s’éteindre tout à fait. Pas facile de parler, avec un tuyau dans la gorge.

La parole médicale sera rare, descendante, et son accès rationné. Les médecins ont mieux à faire que de jouer les standardistes. Les infirmiers aussi ont mieux à faire, les aides-soignants, et même les standardistes. Et quand l’information arrive enfin, elle n’est ni abstraite, ni paisible : on y parle de saturation d’oxygène, de dialyse improvisée, du flux et reflux d’infections incontrôlables, de tentatives d’extubation avortées.

Faut-il taire l’obscénité d’une comédie populaire autoproclamée, qui n’existe que par son public, et qui choisit de faire rire (et de faire du pognon) de la souffrance de celui-ci ?

Politiques de l'apolitique

 

Nous le disions plus haut, le contenu du film choque moins que son existence. Pourtant, il nous faut bien l’admettre, nous ne sommes pas choqués. Ce n’est qu’un film, après tout, abject mais inoffensif, et somme toute bien anecdotique. Ce qui le rend intéressant, c’est qu’il existe en aval d’une mécanique de production d’un discours qui consacre la pandémie comme un phénomène purement et exclusivement naturel, et donc implacable, irrésistible, incontestable. Et à un danger naturel, on ne peut opposer qu’une réponse naturelle : la loi du plus fort et la fatalité de la contingence.

A la suite des famines ayant frappé l’Inde entre 1876 et 1879, (famines qui ont fait entre 6 et 10 millions de mort), des météorologues anglais, observant une périodicité dans les épisodes de sécheresse, ont pensé avoir mis au jour une corrélation entre la saison des pluies et le nombre de tâches solaires. En plus des implications darwiniennes de cette hypothèse (finalement démentie) qui expliquerait le tiers-monde par une mauvaise donne climatique, et de la lecture déterministe qu’elle offre des instabilités économiques (qui ne serait pas dû aux institutions capitalistiques, mais au soleil) - lecture qui a aussi l’avantage de venir contredire les théories marxistes en vogue, elle tait les causes politiques de ces famines : la conversion des agricultures pré-coloniales à la mono-culture (qui fait que, par exemple, une société qui vit du commerce du caoutchouc meurt quand le cours du caoutchouc s’effondre), et leur intégration à une économie de libre-échange des matières agricoles, sublime innovation grâce à laquelle on meurt de faim non pas parce que la nourriture est absente, mais parce qu’elle est trop chère. Ou, plus simplement, aux exportations massives de nourriture vers une Angleterre bien nourrie, mais en crise économique.

Dany Boon désinfecte

On aura observé au cours de la pandémie, d’une vague à l’autre, la même entreprise de dépolitisation du virus, qui a permis de justifier l’abandon progressif de toute mesure prophylactique. Il ne se répand pas parce que les écoles sont ouvertes, parce que les stocks de masque et de vaccins sont insuffisants, parce qu’il faut bien que l’économie continue, mais il se répand parce qu’il se répand, c’est dans sa nature.

Ainsi les confinements sont devenus des couvre-feux, à la sévérité fluctuante à mesure que l’on réglait la mire du nombre de morts socialement acceptable. Le combat se déplace vers la sphère privée, la contamination est affaire de responsabilité personnelle, et de victime, le malade devient peu à peu coupable : s’il est contaminé, c’est de sa faute. L’attention médiatique se déporte, le nombre de morts devient un indicateur très secondaire, impuissant face au taux d’incidence et au taux de saturation des hôpitaux.

Les morts gouvernent les vivants

 

A grand renfort de faux dilemmes, qui opposent le mort-type, grabataire inutile, au vivant-type, à qui on vole la jeunesse, qui opposent aux morts directes les morts indirectes, dues aux ravages de la crise économique qui s’ensuivrait (cette rhétorique avait été utilisée pour justifier les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki : sans eux la guerre aurait duré plus longtemps, et le nombre de morts aurait été bien plus élevé), qui opposent aux dégâts physiques de la maladie les dégâts psychiques du confinement, ou même les blessures des danseuses étoiles, c’est le (sur)vivant qui remportera la bataille du mélodrame, et qui sera consacré comme la véritable victime. Le syndicat des morts manque de vigueur dit-on.

Laurence Arné et Francois Damiens

Une fois les victimes caricaturées comme étant soit trop faibles pour survivre, soit trop irresponsables pour ne pas se contaminer, une fois la mort invisibilisée, reléguée au rang d'anecdote, d'indicateur superflu, elle cesse d'être la boussole qui pilote les politiques sanitaires. Dès lors, une fois notre consentement acquis, plus rien n’est interdit. On peut bien produire un film alors que les morgues débordent encore. Il faut bien que les vivants s’amusent un peu.

Le président peut bien faire un pari sur la vie de ses concitoyens (pari se soldant, selon Le Monde, par plus de 17 000 morts, chiffre largement sous-estimé puisqu’il situe le début de ce pari en janvier 2021, quand il a en fait débuté en septembre 2020), il peut même se vanter publiquement de l’avoir remporté (?), on ne ne considérera pas comme un criminel, tout au plus comme un chef de guerre consentant à de nécessaires sacrifices, et plus volontiers comme une figure tragique qui aura dû composer avec l’imbécilité des gaulois réfractaires qu’il tente tant bien que mal de diriger.

Et les services de réanimation, désertés par les rédactions au plus fort de la pandémie, peuvent bien être prises d’assaut maintenant qu’elles sont remplies de malades ayant refusé la vaccination. Formidables croque-mitaines, on se réjouira de leurs regrets et de leurs mines défaites, car on a oublié qu’il était de la responsabilité du gouvernement de les protéger eux comme de protéger les autres (curieusement, ce choix de ne pas « pénaliser » la majorité à cause d’une infime minorité ne s’étend pas à l’assurance chômage).

Laurence Arné et Dany Boon

Victimes d'une "guerre" sans champ d'honneur, les morts n’auront donc ni hommage ni monument. La République choisit ses martyrs, et eux n'en feront pas partie. Pourquoi la République devrait-elle rendre hommage à des victimes non pas de choix politiques et sanitaires, mais d’un « simple » virus ? Pourquoi pleurer des morts qui ne sont pas les siens ? Mieux vaut en rire, comme on rit des suicidés de France Télécom (l'abject "Irréductible" de Jérome Commandeur), que leur mort serve le même office que leur vie : produire du PIB.

Loin des incantations médiatiques et de la célébration performative de ses supposées vertus, les voilà mises en pratique, les « valeurs de la République ». Voilà les sacrifices qu'elle exige, voilà ce qui fait tenir debout les statues. Il y a les morts qu'il faut célébrer, et ceux qu'on doit oublier, ceux morts pour la patrie, et ceux morts à cause d'elle.

Les morts n’auront pas nos hommages, tant mieux, je ne crois pas qu’ils en voudraient.

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