LES CHARMES DISCRETS D'ANIMAL CROSSING - NEW HORIZONS

Disclaimer : cet article aura pour point de départ un effroyable sophisme de l’homme de paille. Clément Viktorovitch, si tu nous lis, pardonne-moi (et enlève-moi ces vilaines bagouzes, personne ne va te demander de danser le mia)

Plantons le décor : Animal Crossing – New Horizons (Nintendo – 2020), comme ses devanciers, est un simulateur de … quelque chose, qui voit le joueur s’installer dans un village d’animaux anthropomorphes, sur une île déserte cette fois. Dès lors, il occupera son temps à décorer sa maison, à participer diverses activités (concours de pêche, chasse aux œufs de Pâques, distribution de cadeaux de Noël, ...), tout en remboursant son crédit immobilier souscrit auprès du promoteur du coin, un vil Tanuki du nom de Tom Nook.

Au fait de sa popularité, nombreux furent ceux qui, dans leurs articles ou sur les réseaux sociaux, s’épanchèrent sur certains prétendus défauts structurels d’Animal Crossing, qui dissimulerait de surcroît un alignement politique malin qui en ferait un jeu secrètement de droite.

Après deux ans d’une intense réflexion (le temps qu’il m’aura fallu pour enfin compléter le musée du village, comme si dans l’arrière-plan de mon île paradisiaque existait un impitoyable quatrième reich, dépouillant toutes les collections du monde de leurs plus belles pièces), me voilà enfin en mesure de dissiper tous ces fâcheux malentendus que j’ai moi-même créés pour les bienfaits de cet article.

#DROUATE

On a reproché au jeu de faire l’éloge d’un mode de vie capitaliste : l’ultime objectif du joueur serait de rembourser son prêt immobilier, et son capital, il se le constituera en vampirisant tout ce qui fait office de nature : sur-pêche, course aux rendements agricoles, et même spéculation sur le cours du navet, au mépris de ceux qui sur l’île d’à côté meurent peut-être de faim.

C’est une vérité qui peut-être adoucie : certes un crédit vous engage et doit être remboursé, mais on a connu des échéances et des taux plus sévères : « l’infâme » Tom Nook n’a encore jamais envoyé de lettres de recouvrement, et je doute que ce soit pour s’économiser le coût du timbre.

Mais c’est une vérité qui peut aussi être niée : en effet, le jeu propose d’accumuler des richesses, et d’agrandir sa maison pour qu’elle soit plus belle que celle du voisin, en effet il permet tous les raccourcis : faire le commerce d’espèces maritimes en voie de disparition, profiter des cours avantageux du navet pour faire fortune, et l’on a même vu des joueurs s’improviser courtier : faire payer l’accès à leur île, où ledit cours avait explosé, pour que d’autres joueurs puissent en profiter.

Sauf que si le jeu met ces mécaniques à disposition, à aucun moment il n’encourage à les utiliser. Il est tout à fait possible d’atteindre ces objectifs autrement, voire de ne pas les atteindre du tout. J’ai d’emblée refusé de m’adonner à toute spéculation, et de chaque espèce de poisson je n’ai pêché qu’un seul individu, pour la science. L’ironie est subtile : ça n’est pas qu’Animal Crossing flatte les pratiques capitalistiques, c’est que nous n’en connaissons pas d’autres. La droite était en fait dans l’oeil du spectateur.

Et l’on notera que rien ne viendra non plus consacrer les modes de vie dits alternatifs. C’est sûrement ce qui aura le plus décontenancé la « gauche twitter » - qui s’est montré particulièrement véhémente vis-à-vis du jeu - habituée à s’auto-congratuler au moindre comportement vertueux : dans un monde qui penche à droite, personne ne viendra vous féliciter d’être de gauche. Animal Crossing aura beau se vouloir relativement amoral, il n’empêche que ces règles existent, et qu’en choisissant de jouer contre elles, on ne fait rien de moins que les légitimer. C’est une des limites de la doctrine du « petit geste » et de l’éthique personnelle : les combats que l’on mène en silence se soldent souvent par des défaites.

Note Player Fun : 0 %

Les autres reproches que l’on croise communément sont plus prosaïques. Animal Crossing serait un jeu « ennuyeux », à l’ergonomie « archaïque », dans lequel il n’y aurait « rien à faire ». L’on se réfère alors à des titres tels que Stardew Valley, simulateur de vie rurale où les boucles de gameplay et les renforcements positifs s’entremêlent pour former une expérience addictogène (ce qui dans le jeu vidéo, étonnamment, est vu comme une qualité). Le titre de Nintendo, avec ses objectifs évasifs, ne tient pas la comparaison, et la critique a raison : on s’y ennuie vite.

C’est à dessein (ceux qui sont arrivés à ce stade de l’article – bravo à vous trois - l’auront deviné : je vais tourner chaque défaut en qualité), car Animal Crossing a été conçu comme un jeu anti-addictif par essence : pensé par un game designer ayant le mal du pays et cherchant à se recréer un cocon familial, il vise à être joué par courtes sessions pour être pratiqué de manière routinière - pour ne pas dire rituelle. Son user experience (UX) fonctionne donc avec l’objectif paradoxal d’être suffisamment inconfortable pour décourager le joueur d’y rester trop longtemps.

Ainsi son interface s’interdit toute force de macro-gestion, en plus d’être particulièrement chiche en raccourcis d’ergonomie, rendant chaque action plus laborieuse qu’elle ne devrait l’être. On ne peut construire/déplacer qu’un bâtiment par jour, notre inventaire est limité, il est impossible de crafter plusieurs exemplaires d’un même objet, et même la « terraformation » de notre île, une des nouveautés de cet épisode, doit être effectuée case après case, là où n’importe quel jeu né après l’invention de la souris aurait permis de le faire en quelques clics seulement.

Rappelons qu’Animal Crossing se déroule en temps réel, que ses minutes sont nos minutes et ses saisons sont nos saisons. Son UX aussi participe à faire comprendre que c’est au joueur de s’accorder sur le rythme du jeu, et non l’inverse. Cette lenteur consentie a aussi une portée existentialiste : dans un jeu/monde dépourvu de score, et donc de sens, la seule valeur de nos actes, c’est le temps qu’on leur consacre.

Animal Crossing – No Horizon

Avec sa quantité réduite d’activités, sans réelle incitation à en accomplir aucune d’entre elles (il y a bien quelques challenges quotidiens à la manière d’un jeu mobile, heureusement ils sont très peu invasifs), sans défi à relever, sans autre fin que celle de sa mémoire, Animal Crossing est, en fait de simulateur de vie, un simulateur de vide ontologique, l’équivalent vidéoludique de la chambre d’hôtel qui détient le Joueur d’échecs. Prisonnier d’un espace clos et sans promesse, on l’investira du mieux qu’on peut. Contraint à la contemplation, on effeuille les secrets que le jeu cache en son sein, un peu comme on découvre dans une promenade quotidienne des nuances dans la lumière, où dans le chant du vent et des arbres.

Des jeux tels que Stardew Valley sont faits pour qu’on s’y oublie. Les objectifs d’Animal Crossing sont strictement symétriques, il se fait spectacle du temps qui passe, et l’abondance de micro-défis dévierait l’attention du joueur de l’essentiel. L’essentiel, ici, ça n’est pas de rembourser son prêt, ça n’est pas de se faire un joli village pour mieux l’exhiber aux réseaux sociaux. L’essentiel, c’est de prêter l’oreille au clapotis des vagues sur le sable un soir de pluie. C’est d’accompagner son café d’un nuage de lait de pigeon.

Ce sont des charmes difficiles à communiquer (d’ailleurs, si cet article vous a donné envie de jouer au jeu, cherchez-vous un thérapeute, vous n’allez pas bien), parce qu’avant tout introspectifs. Prophètes accidentels d’une sobriété heureuse, ils postulent un monde sans loisirs, où les voyages intérieurs valent tout aussi bien que les autres.

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