PS : pourquoi dire "non" à la Constitution européenne ?
LEMONDE.FR | 26.11.04 | 15h00 • Mis à jour le 13.04.05 | 10h05
Le socialiste Henri Weber relativise les conséquences d'un "non" français à la Constitution européenne.
Karst : Pensez-vous, comme Arnaud Montebourg, que les promoteurs socialistes du "oui" prennent un virage centriste ?
Henri Weber : Non, certains peut-être, mais dans leur majorité, sûrement pas. Ils continuent la méthode qui a été jusqu'à présent la nôtre, de petits pas et de compromis, sans se rendre compte, à mon avis, que nous sommes entrés dans une nouvelle étape de la construction européenne et qu'il est possible aujourd'hui de remettre en question la dérive libérale que connaît l'Europe, sans mettre en péril l'édifice. Dans cette nouvelle étape, maintenant que les fondations de l'Europe sont posées - grand marché de 450 millions de consommateurs, monnaie unique, réunification démocratique du continent -, l'heure est venue de réorienter la construction européenne vers une Europe sociale, puissante et solidaire.
Thomas : Si le "non" l'emporte, ne serait-il pas vu comme une victoire des souverainistes, même si le PS se prononce pour le "non" ?
Henri Weber : Le "non" va l'emporter nécessairement dans plusieurs pays parmi les 25 Etats membres. Il l'emportera probablement en Pologne, en Grande-Bretagne, peut-être aux Pays-Bas, pour ne parler que des plus importants. Un "non" français inspiré par le Parti socialiste serait un "non" de gauche et un "non" pro-européen qui permettrait d'engager les renégociations qui, de toute façon, auraient lieu sur des bases favorables à l'Europe sociale, et non sur des bases souverainistes, ou cléricales.
Seb78 : Pourquoi ne faites-vous pas votre campagne au niveau européen, en essayant aussi de convaincre les socialistes d'Europe ? Votre initiative paraît un peu franco-française.
Henri Weber : Le débat des socialistes français est suivi avec un intérêt croissant par les socialistes des vingt-quatre autres Etats membres. Les militants de ces partis ne sont pas sollicités à se prononcer de la même manière, mais ils manifestent de plus en plus le désir de dire eux-mêmes, directement, leur conviction sans s'en remettre à leurs responsables, et je suis certain que le débat va se développer au sein de tous ces partis. Il est vrai que nous l'avons commencé très tôt - sans doute trop tôt -, mais dès que la question et le calendrier du référendum seront véritablement posés dans ces différents pays, le débat interne va prendre son envol. Et la discussion qui a eu lieu au sein du Parti socialiste français contribuera à l'éclairer.
Joe : Vous attendez donc beaucoup du vote négatif des autres pays européens pour fonder votre propre position. N'est-ce pas jouer avec le feu ?
Henri Weber : Je n'attends rien de ce vote négatif, mais je constate que c'est une naïveté de s'imaginer que plusieurs pays parmi les 25 Etats membres de l'Union et parmi les 10 Etats qui vont procéder à des référendums ne répondront pas par la négative. Je prends l'exemple de la Pologne : aux dernières élections européennes, l'abstention a atteint 80 %, et, parmi les 20 % de votants, les partis nationalistes anti-européens ont fait des scores très importants. Par rapport au traité de Nice, la Pologne perdrait beaucoup du poids de sa représentation. La probabilité que les Polonais votent "non" au référendum est donc extrêmement forte. Je pourrais faire la même démonstration s'agissant des Britanniques et des Néerlandais. Je rappelle que si, en France, il y a eu 57 % d'abstention aux élections européennes, dans les nouveaux pays de l'Est, ce chiffre a dépassé 70 %, et les partis nationalistes ont réalisé des percées remarquées. Même en Suède, un parti souverainiste créé en avril a obtenu 14 % en juin, principalement parmi les électeurs sociaux-démocrates.
Saladin : La France n'était-elle pas au cœur de la construction européenne?
Un "non" français n'est-il pas plus grave qu'un "non" habituel de la Grande-Bretagne ou un "non" polonais, deux Etats somme toute assez périphériques dans le processus de construction européenne ?
Henri Weber : Vous avez tout à fait raison, mais un "non" français porté par le Parti socialiste aurait aussi une tout autre signification, celle qu'il faut mettre un terme à la méthode actuelle des élargissements successifs sans réforme appropriée des institutions, parce que cette méthode mène à la dilution de l'Union européenne, à son impuissance et à la régression sociale. Elle représente le succès du projet anglo-saxon d'une vaste zone de libre-échange, régulée par le droit de la concurrence, sous protection et sous domination des Etats-Unis. Ce n'est pas cela le projet des socialistes. C'est pourquoi nous pensons qu'il faut dire "stop" pour réorienter la construction européenne, et le référendum sur la Constitution nous en donne l'occasion.
Jca : En quoi un "non", français, polonais ou néerlandais, serait-il fondateur d'une nouvelle solidarité européenne ?
Henri Weber : Le "non" est hétérogène, tout comme le "oui", soutenu par MM. Berlusconi, Chirac, Seillière, et j'en passe. Or la Constitution stipule qu'une victoire du "non" dans un seul pays entraîne ipso facto la renégociation. Et on va renégocier, parce que les gouvernements ont investi beaucoup de temps et d'énergie dans cette entreprise, et parce que le besoin d'Europe est redevenu impérieux dans la situation géopolitique et économique actuelle. Nous ne connaîtrons donc ni crise d'agonie ni crise de langueur, mais une négociation, et les gouvernants devront prendre acte du fait politique majeur du refus de leur texte par plusieurs peuples. Un "non" français permettrait, dans cette renégociation inévitable, de faire peser les arguments pro-européens de gauche.
Yann : Les partisans du "oui" disent que si le "non" l'emportait, on reviendrait au traité de Nice, qui est pire que le traité constitutionnel. Mais ne pensez-vous pas que le"non" exprime aussi le refus des dérives de tous les traités qui ont succédé à celui de Maastricht, et sur lesquels les citoyens n'ont jamais été consultés ?
Henri Weber : Que le "oui" ou que le "non" l'emporte, le traité de Nice s'applique jusqu'en 2009, c'est-à-dire pendant cinq ans. Il n'y a donc ni saut dans l'inconnu ni catastrophe. Que faudrait-il renégocier dans le projet de Constitution ? Vers quoi doit tendre l'Europe des socialistes qui disent "non" ? Nous aurons cinq ans pour améliorer ce traité constitutionnel.
Sur la seconde partie de votre question, j'insiste sur le fait que dans la construction européenne, une étape s'achève et une nouvelle étape commence. L'étape qui s'achève est celle de l'édification des bases de l'Union européenne : le grand marché, la monnaie unique, le Parlement, les cours de justice, la réunification politique du continent.
Pour poser ces bases, les socialistes et moi-même avons accepté des compromis extrêmement lourds : par exemple, l'indépendance de la Banque centrale européenne et son étroite spécialisation, qui était la condition exigée par les Allemands pour renoncer au mark au profit de l'euro. Et je ne regrette en rien d'avoir voté le traité de Maastricht, le traité d'Amsterdam, et même le traité de Nice.
Mais aujourd'hui, nous entrons dans une nouvelle étape, et c'est cela que beaucoup ne voient pas. Les bases de l'UE sont posées, et elles sont solides. Le contenant est là, il s'agit désormais de s'occuper du contenu. Et c'est pourquoi nous devons nous engager dans ce changement de trajectoire dans la construction européenne pour la diriger là où nous voulons aller, au contraire des libéraux, c'est-à-dire vers une Europe sociale et une Europe puissance, capable de défendre un certain type de civilisation.
Jca : Que faudrait-il renégocier dans le projet de Constitution ? Vers quoi doit tendre l'Europe des socialistes qui disent "non" ?
Henri Weber : Nous avons besoin d'une vraie Constitution, qui comporte la définition de valeurs qui s'incarnent dans des objectifs, et d'une architecture institutionnelle. Nous proposons trois changements notamment :
1) Sortir de la Constitution la pléthorique troisième partie -348 articles sur 445 !-, qui traite de politique concrète (énergie, transport, monnaie...) et n'a rien à faire dans une Constitution. Elle est le plus souvent d'inspiration libérale et même monétariste, et sera aussi très contraignante à l'avenir.
2) Faciliter les "coopérations renforcées" entre les Etats membres qui souhaitent aller plus vite et plus loin, en abaissant le seuil nécessaire à six Etats et non en l'élevant à neuf ou à dix, comme le veut la Constitution.
3) Rendre cette Constitution révisable à la majorité qualifiée, car si c'est la règle de l'unanimité qui prévaut, à une Europe à 30, on ne pourra plus la réviser.
Julado365 : Comment devra s'opérer cette renégociation ?
Henri Weber : Les modalités sont prévues. Si le "non" l'emporte dans plusieurs pays, les autorités européennes, la Commission, le Conseil européen, qui regroupe les chefs des 25 gouvernements, se réunissent pour prendre acte de ce fait politique majeur et trouver une issue. Ils peuvent proposer de modifier le texte de la Constitution par une conférence intergouvernementale, ou trouver une autre formule, comme l'ancienne Convention. Je fais confiance à leur créativité institutionnelle. Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'ils chercheront une solution positive pour continuer l'avancée dans ces nouvelles conditions.
Sonia40 : Dix-neuf Etats européens étant dirigés par des gouvernements de droite, comment allez-vous leur faire accepter ce qu'ils ont refusé jusqu'à présent ?
Henri Weber : Il sont dix-neuf pour l'instant. Mais de toute manière, nous ne sommes pas assez niais pour demander une Constitution socialiste, ni assez cocardiers pour demander une Constitution française. Nous voulons un cadre politique neutre qui puisse accueillir des politiques sociales-démocrates comme des politiques conservatrices-libérales. Mais nous constatons qu'en raison de la présence de cette pléthorique troisième partie, cette Constitution ne se borne pas à définir les règles du jeu, elle définit le jeu lui-même ! Par exemple, elle interdit à l'UE d'avoir recours à l'emprunt, de lever un impôt spécifique européen. Et elle donne à chacun des 25, et bientôt 30, Etats membres un droit de veto sur le budget européen, qui doit être adopté à l'unanimité. Cela signifie que le budget restera indéfiniment, dans le meilleur des cas, à son niveau actuel de 1 % du PIB européen. Autrement dit, cette Constitution prive l'UE de la ressource budgétaire, de la ressource par l'emprunt, de la ressource par l'impôt.
Comment voulez-vous financer le développement des 10 nouveaux pays de l'Est que nous venons d'accueillir, la reconversion de nos régions en difficulté, la politique de grands travaux d'infrastructures qui soutiendrait notre croissance, la mise à niveau de notre effort de recherche, si l'Europe est privée de ressources par sa Constitution ?
Nous demandons donc aux gouvernements de droite comme de gauche que cette Constitution soit un cadre politique neutre, ce qu'elle n'est pas. Cette Constitution entrave l'action publique au niveau de l'UE comme au niveau des Etats membres, en même temps qu'elle libère les forces du marché. C'est pour cela que nous refusons de donner l'onction du suffrage universel à une troisième partie d'inspiration largement libérale.
Rene : L'ensemble des partis socialistes européens n'ont-ils pas dit clairement "oui" à la Constitution ?
Henri Weber : Les partis sociaux-démocrates européens se sont exprimés jusqu'à présent par la voix de leurs dirigeants. Je serais très intéressé d'entendre aussi celle de leurs militants. Ces partis sont restés sur la méthode qui a été jusqu'à présent la nôtre, méthode dite des "petits pas". Ils pensent qu'on doit engranger les avancées, notamment institutionnelles, que comporte cette Constitution, et avaler les concessions très lourdes en matière économique et sociale que nous avons acceptées. Nous pensons, au contraire, que l'heure est venue de rompre avec cette stratégie et de changer de méthode. Pour les raisons que j'ai dites tout à l'heure, nous entrons dans une nouvelle étape de la Constitution européenne.
La question n'est pas de savoir s'il y a quelques avancées, quelques reculs, quelques carences. Elle est de savoir si cette Constitution nous permet de relever les défis auxquels nous sommes désormais confrontés, et si elle nous permet de réorienter la construction européenne vers l'Europe sociale, puissante, que nous avons défendue devant nos électeurs.
Ma réponse est qu'en raison de la présence de cette troisième partie, qui prend valeur constitutionnelle, ce texte pérennise et favorise la lente dérive libérale et atlantiste de l'UE que nous connaissons depuis dix ans. Nous sommes pour la politique des petits pas, à condition de savoir vers où. Et là, c'est clairement un nouveau petit pas vers la zone de libre-échange sous protection nord-américaine, c'est-à-dire un projet qui n'est pas celui des socialistes européens.
Stardust1862 : Ce débat sur la Constitution a-t-il un rapport avec l'adhésion éventuelle de la Turquie à l'UE ?
Henri Weber : Evidemment. Nous contestons la méthode des élargissements successifs sans réforme appropriée des institutions. Cette fuite en avant territoriale mène à une Europe diluée, libérale et impotente. Nous nous opposons à ce gonflement, cette fuite en avant qui n'a pas de terme assigné, puisque aujourd'hui les Polonais militent activement pour l'intégration de l'Ukraine. Nous souhaitons ce que Laurent Fabius a appelé la "stratégie des trois cercles" : un premier cercle comprenant les six Etats fondateurs et les douze de la zone euro, qui peut rapidement pousser plus loin l'intégration européenne et servir de moteur à l'ensemble ; un deuxième cercle comprenant les nouveaux Etats de l'Est et les anciens qui ne souhaitent pas aller plus loin ; et un troisième cercle organisant le pourtour de l'UE, côté méditerranéen et russe, qui serait relié à l'Europe par des contrats de partenariat privilégié. Ces trois cercles ne seraient évidemment nullement fermés les uns aux autres.
Tilsit : Je ne comprends pas en quoi ce traité "constitutionnel " définit à ce point le jeu : la Constitution de 1958 a permis autant la politique de 1981 que le retour de balancier libéral de 1986 !
Henri Weber : La Constitution de 1958 était une vraie Constitution, définissant le seul jeu des institutions, et non, comme la troisième partie du texte européen, une politique monétaire et une politique industrielle. Nous ne voulons pas remplacer les articles actuels de la politique de l'UE qui se trouvent dans cette troisième partie par d'autres articles qui seraient plus à gauche.
Matthieu : Les militants socialistes ne doivent-ils pas penser aussi - à juste titre - à la présidentielle de 2007 en votant dimanche, car le "oui" ou le "non" influera sur 2007 ?
Henri Weber : Oui, mais dans quel sens ? On peut penser qu'en restant fidèles aux discours que nous avons tenus pendant la campagne des européennes, et maintenant l'Europe sociale, et en nous opposant à ceux qui le seront, on s'en apercevra très vite, les principaux champions du "oui" , MM. Chirac, Sarkozy et Bayrou, on préparera au mieux le succès du candidat socialiste en 2007.
Julado365 : Quel est votre pronostic sur l'issue du vote interne ?
Henri Weber : Il y a des campagnes d'intoxication, sans doute des deux côtés. Celle du "oui" est relayée massivement par les médias. Franchement, je ne peux pas répondre, car je n'en sais rien.
Joe : En cas de vote serré, faut-il en conclure qu'il existe deux PS ?
Henri Weber : Absolument pas. Ce qui nous rassemble sur la question européenne dépasse, et de très loin, ce qui nous divise. Tous les socialistes français souhaitent redresser le cours actuel de la construction européenne vers une Europe sociale et une Europe puissance, ils l'ont montré lors de la campagne européenne. Nous divergeons sur la méthode : les partisans du "oui" veulent commencer par ratifier cette Constitution et ensuite redresser la construction européenne dans le sens que nous désirons tous. Les partisans du "non" veulent créer un électrochoc, mobiliser la gauche pour cette réorientation, et un "non" à cette Constitution venant de la gauche européenne serait un acte fondateur de cette réorientation.
Tilsit : Qu'aurez-vous encore à vous dire, le soir du référendum interne, entre partisans du "oui" et du "non" au sein du PS ?
Henri Weber : Ce débat a surtout été dramatisé dans les médias. Dans les sections, il a été
mené sereinement et sérieusement, et le plus souvent de façon exemplaire. Dès le 2 décembre, nous aurons à nous mobiliser sur l'élaboration du projet socialiste pour 2007-2013, sur la lutte contre la politique de régression sociale du gouvernement, et dans le combat contre la droite américaine qu'incarne désormais l'UMP de M. Sarkozy.
Jca : En cas de victoire du "non", les probabilités d'un congrès socialiste avancé seront-elles renforcées ?
Henri Weber : Je ne crois pas. Les partisans du "non" disent tous les jours que la direction du parti n'est pas en cause, la majorité issue du congrès de Dijon non plus, qu'il s'agit de trancher un point singulier - certes important, mais il y en aura d'autres dans le cadre de l'élaboration du projet -, que la direction sera remise en jeu à l'occasion du congrès ordinaire du Parti.