Fast&Furious 6, donc.
Petite remise en contexte. Certes c'est la séance de 20h30, certes le film n'est sorti que ce matin, pourtant je pensais que dans cet UGC de banlieue généralement déserté, arriver avec 30 minutes d'avance suffirait.
50 minutes avant le début de la séance, on m'appelle déjà. "J'espère que t'as réservé. Il reste 39 places". lolwut ? Pas de quoi m'inquiéter néanmoins, pas à l'ère des smartphones, mais cette petite vibration du quotidien annonce la couleur.
J'arrive donc avec 30 minutes d'avance, il reste 12 places, contre 250 pour Only God Forgives. Tout va bien, tout est normal. La file d'attente ressemble à celle que j'espérais, on y trouve même, comme annoncé, des maillots de l'équipe du Portugal. On s'installe et le spectacle commence. Le trailer de Pacific Rim ? L'intro de Man of Steel ? Que nenni, juste une embrouille (la seule

Les lumières s'éteignent, je jette un oeil derrière moi, et effectivemment, un bon quart du public a gardé sa casquette.
Fast and Furious 4 consacrait l'échec de la carrière de Vin Diesel, celui de Paul Walker étant officiel depuis quelques temps déjà. Il revient à la série qui l'avait lancé un peu comme Lucho retourne à Porto, en ayant échoué à gravir les échelons suivants. Depuis, la série est pensée comme une suite de Fibonacci, chaque nouvel épisode voyant le retour de types des opus précédents, qu'importe qu'ils soient morts ou secondaires. Il y a un "Fast&Furious-verse" qui se construit patiemment, et c'est un processus assez fasicnant à observer.
Prenons l'exemple de Han Seoul-Oh, le coréen de la bande. Outre le fait que dans un Fast&Furious, le noir de service est un jaune, c'est un personnage intéressant pour deux raisons.
La première, c'est qu'il est de retour dans Fast & Furious 4 après avoir été tué dans le 3, à un moment où la série faisait encore semblant d'en avoir un peu quelque chose à foutre. Par conséquent sa mort trouvera une explication rationnelle : le 4 est en fait une préquelle du 3. Une préquelle. Voilà un bon moyen de bâtir une mythologie : en décidant d'une continuité temporelle. On peut même imaginer que des demeurés s'amusent à faire des petits schémas en strates, comme après Inception.
La suivante, c'est qu'elle révele ce léger fétichisme qui lie entre eux les auteurs et les fans. On prend du plaisir à voir revenir notre ami coréen, il est ce membre effacé de ta famille avec lequel tu parles rarement mais sans qui ce ne serait pas un repas de Noël. Il fait partie du tableau.
Et alors qu'il s'agissait encore de n'offrir aux spectateurs que des voitures et des filles toujours plus pimpées, les auteurs vont tenter de féderer leur public en empilant également personnages et artefacts du passé. C'est une subtile variation du fan-service dans la série, qui fait ce choix couillu et manifestement payant : cesser de s'adresser aux fans de bagnoles et de poufiasses, pour s'adresser aux fans de Fast&Furious. Deux catégories dans les faits quasiment confondues (les fans de Fast&Furious = les fans de bagnole + moi), mais auxquelles tu t'adresses différement.
Preuve en est faite : à l'écran, Tyrese Gibson vient de faire son apparition. Tyrese, normalement bien trop barraqué pour ce genre d'emploi, fera dans cet univers, où quiconque est moins musclé que Vin Diesel est automatiquement un gringalet, office de comique de service, signe que quelque chose ne tourne pas rond.
Plus étrange encore, les gens applaudissent. Tyrese n'a encore rien dit et les gens applaudissent. Il y aurait donc une fanbase pour Tyrese Gibson ? En France ? Mon intuition se confirme.
Pour être tout à fait honnête, ici, "les gens" = les noirs. C'est moins flagrant de ce côté-ci de l'Atlantique, mais tout le casting suit cette même orientation. Vin Diesel ? Les porto-ricains. Le jaune ? Les jaunes. Paul Walker ? Les putas qui rêvent de s'encanailler avec un whiteboy. The Rock ? Les fans de catch. Les meufs ? Les mecs.
Vous l'avez compris, Fast&Furious construit son succès comme la religion catholique : par le bas.
(N'oublions pas Ludacris, qui joue un geek expert en nouvelles technologies (?))
A ma grande surprise, la séance se déroule dans une ambiance plutôt sympathique. Les gens rient aux vannes, applaudissent quand The Rock lance Vin Diesel sur un malfrat (qui n'applaudirait pas ça ?), et s'étonnent lorsque la seule femme moche du film s'avère être une traitresse. Le mec à côté de moi s'offusque d'ailleurs d'un original "oh l'insolente!"
Bien sûr, on peut aisément imaginer que des gorilles mis face à des signaux de couleurs vives qui se répètent auraient des réactions similaires, mais qui suis-je pour juger, sinon quelqu'un de bien plus intelligent qu'eux ?
Plus ce vernis Fast&Furious qui me donne ce que je viens chercher, cette surcouche qui fait que rien ne se fait sans une bagnole. Les couples se font et se défont en bagnole, les enfants s'éduquent en bagnole, les négociations se font en bagnole, les fusillades se font en bagnole, même les conflits géopolitiques se règlent dans des courses de bagnole!
Deux scènes offrent des clés de compréhension importantes.
Dans la première, Vin Diesel fait face au grand méchant et lui dit "montre moi comment tu conduis, je te dirai qui tu es".
La deuxième, celle qui vient conclure le film, voit nos héros célébrer leur victoire autour de l'idée qu'ils se font d'un repas de fête : un barbecue, Cypress Hill, des Corona. Tyrese s'interrompt un moment en mémoire de ceux qui sont tombés, puis dit les bénédicités.
"Seigneur merci pour la nourriture, merci de me protéger moi et les miens, et MERCI POUR NOS BAGNOLES!!!"
La Voiture est religion.
La Voiture est philosophie.
Car en réalité Fast&Furious n'est pas une mythologie. C'est une civilisation. Une distorsion de notre réalité. C'est un acte de création du Monde.
Un Monde dans lequel être un beauf est le seul objectif valable. L'idée unique de la réussite sociale. Un monde dont le kéké serait le mâle alpha.
Le kéké gagne beaucoup d'argent. Le kéké conduit de belles voitures. Le kéké aide la police mais agit selon son propre code d'honneur. Le kéké peut-être noir et savoir utiliser un ordinateur, ou jaune et coucher avec des bonnasses.
Le kéké est le nec plus ultra de l'investigation. Personne ne réfléchit plus vite que Vin Diesel. Personne n'est plus désirable que Michelle Rodriguez.
On y retrouve la même humanité (de moins en moins) alternative, cette société en circuit fermé où Closer serait la presse écrite, Le petit journal un observateur médiatique, Les anges de la télé-réalité une fiction standard et Tellement Vrai du journalisme d'investigation.
Dont les mouvements apparaissent comme profondément stupides, mais pourtant mûs par une cohérence interne, une forme primitive de logique.
Quelque chose comme un monde dans lequel 1 + 1 = 0.
Pensées de la sorte, les règles de Fast&Furious deviennent tout de suite bien plus accessibles.
C'est un monde avec ses dieux, ses penseurs, sa morale, sa physique. Et ses bagnoles.
Et la grande réussite de la série, la principale raison de son succès, c'est que sa matière fictionnelle est une traduction transparente des fantasmes de son public. Les Fast&Furious sont des Avengers dégénérés(dans celui-ci, ils viennent à bout d'un tank puis d'un avion militaire. Je pense que Fast&Furious 7 sera un vs. Transformers), les auteurs savent exactement ce qu'on attend d'eux.
De fait, la salle ressemblait à un système nerveux, sur lequel le film testait divers stimuli, et le spectacle des réactions quasi-organiques de la foule n'est pas pas sans rappeler celui d'un parterre d'otaries qui gloussent lorsqu'on leur envoie des sardines.
P.S : cette hyperconscience de la fanbase trouve deux illustrations parfaites dans son générique
1) Le film se clôt sur un panneau d'avertissement semblable à celui qui entrecoupe les emissions de catch, kids don't do this at home. "Ces cascades ont été réalisées par des professionnels, dans des conditions de sécurité maximale. N'essayez pas de les imiter". Hallu totale. Alors on en est là. L'impression que dans dans sa chute vertigineuse, l'être humain vient de marquer une petite pause, reprend son souffle, pose une balise. "Mai 2013 : nous avions atteint ce niveau de connerie".
2)