L'origine des cellules eucaryotes (texte intégral)
La plus grande division dans le règne vivant n'est pas entre plantes et animaux comme on l'a longtemps cru. Elle se situe entre êtres vivants à cellules sans noyau (procaryotes) et êtres vivants à cellules dotées de noyau (eucaryotes). Dans le premier groupe figurent, par exemple, les bactéries et les « algues bleues » ; dans le second, les protozoaires unicellulaires, les plantes à fleurs, les vertébrés. En fait, les cellules eucaryotes ne diffèrent pas seulement des cellules procaryotes par le fait qu'elles possèdent un noyau : elles ont aussi dans leur cytoplasme des corpuscules, tels que les mitochondries ou les chloroplastes. Se pourrait-il que mitochondries et chloroplastes aient été à l'origine, de simples bactéries indépendantes et qui seraient ensuite venues « habiter » le cytoplasme des ancêtres des eucaryotes ? Lynn Margulis, qui défend cette théorie depuis une quinzaine d'années, expose ici, avec D. Sagan, les arguments en sa faveur.
Pendant longtemps, les biologistes ont estimé que tous les êtres vivants pouvaient se ranger soit parmi les végétaux, soit parmi les animaux. C'était-là, pensaient-ils, une distinction de base : les premiers sont fixes et tirent leur nourriture directement des éléments minéraux du sol (nitrates, etc) ou de l'atmosphère (gaz carbonique, etc) ; les seconds sont généralement mobiles et se nourrissent le plus souvent en ingérant des proies (animales ou végétales). En fait, cette distinction entre règne végétal et règne animal ne vaut relativement bien que pour les organismes multicellulaires, visibles à l'oeil nu (plantes à fleur, vertébrés...). Mais dès que l'on considère les organismes pluricellulaires et microscopiques, les difficultés abondent pour classer nombre d'entre eux dans l'un ou l'autre des deux règnes. Ainsi, certains êtres unicellulaires comme les euglènes (mesurant environ 50 microns) sont mobiles, donc peuvent se ranger dans le règne animal par ce caractère. Mais ils sont aussi dotés d'organites caractéristiques de végétaux, les chloroplastes, des organites intracellulaires assurant la photosynthèse, c'est-à-dire l'élaboration des matières carbonées grâce à l'énergie lumineuse. De leur côté, beaucoup de bactéries (microbes mesurant environ un micron), bien que n'ayant pas de chloroplastes, sont capables de photosynthétiser et sont aussi dotées de mobilité. Dans quel règne classer ces différents organismes ?
Depuis une vingtaine d'années, il est apparu que les difficultés disparaissent si l'on considère que la distinction fondamentale entre les êtres vivants se situe non pas entre végétaux et animaux mais entre deux groupes appelés procaryotes et eucaryotes, caractérisés par l'absence ou la présence d'un noyau cellulaire.
Une question de noyau et d'organites...
Cette distinction a été remarquée dès les années 1920 par le biologiste français Edouard Chatton, qui a d'ailleurs forgé les termes de procaryote et d'eucaryote. Mais elle n'a commencé à être acceptée qu'à partir des années soixante, à la suite des publications du bactériologiste canadien R.Y. Stanier.
De quoi s'agit-il ? Les procaryotes sont des êtres vivants dont les cellules n'ont pas de noyau. Beaucoup d'entre eux sont des unicellulaires de petites dimensions (un micron environ ou moins) et sont représentés par les bactéries. Il existe cependant des procaryotes pluricellulaires comme, par exemple, les « algues bleues », aujourd'hui appelées cyanobactéries : ce sont des organismes filamenteux, souvent colorés en bleu par la présence d'un pigment, la phycocyanine (d'où leur nom), très répandus dans les sols, les océans ou les eaux douces, et souvent capables de coloniser des habitats extrêmement inhospitaliers (déserts, eaux très chaudes...).
Les eucaryotes, de leur côté, sont des êtres vivants dont les cellules sont dotées de noyau. Il s'agit soit d'unicellulaires (euglènes, amibes, paramécies, etc,) - de taille généralement plus grande que les bactéries (de 10 à 100 microns et plus) -, soit d'organismes pluricellulaires (plantes à fleur, mousses, fougères, champignons, vertébrés et invertébrés).
Les différences entre procaryotes et eucaryotes sont nombreuses. Outre la présence, d'un noyau délimité par une membrane, les cellules eucaryotes possèdent dans leur cytoplasme des organites comme les mitochondries. Il s'agit de corpuscules où s'effectuent les réactions biochimiques de la respiration cellulaire, c'est-à-dire les réactions d'oxydation des sucres et autres substrats conduisant à la production de l'énergie chimique nécessaire à la vie de la cellule. Dans un langage imagé, les mitochondries sont souvent appelées les « centrales énergétiques » de la cellule.
Au contraire, il n'y a jamais de mitochondries chez les procaryotes. Chez les bactéries aérobies, c'est-à-dire chez les bactéries qui utilisent l'oxygène de l'air pour leur respiration cellulaire, les enzymes relatives à ce processus font partie de la membrane cytoplasmique ou sont dispersées dans le cytoplasme.
Par ailleurs, les eucaryotes capables de réaliser la photosynthèse, comme les plantes vertes (mousses, fougères, plantes à fleurs...) ou les algues vertes, brunes ou rouges, ont des cellules contenant une variété supplémentaire d'organites intracellulaires : les plastes. C'est dans ces organites, où figure le plus souvent la chlorophylle, que se déroulent les réactions biochimiques de la photosynthèse. Au contraire les procaryotes capables de réaliser la photosynthèse - les cyanobactéries et de nombreuses variétés de bactéries - n'ont jamais de plastes dans leurs cellules. Chez eux, les enzymes de la photosynthèse et les pigments analogues à la chlorophylle font partie de la membrane cytoplasmique ou sont dispersées dans le cytoplasme.
Il y a encore d'autres différences. Ainsi, le matériel génétique des eucaryotes se présente sous forme de chromatine, c'est-à-dire d'une association complexe et précise entre de longs filaments d'ADN (la substance chimique de l'hérédité) et d'une famille de protéines particulières, appelées histones. Ces dernières ont pour fonction de contribuer à l'empaquetage de l'ADN : celui-ci consiste en effet en filaments très longs pouvant représenter, mis bout à bout, près de 2 mètres dans une cellule humaine et devant pourtant être logés au sein d'un noyau de 10 microns environ. A certains moments de la « vie » d'une cellule eucaryote, la chromatine, c'est-à-dire le matériel génétique, au lieu d'apparaître au microscope d'une manière diffuse dans le noyau, prend la forme de corpuscules le plus souvent en forme de bâtonnets : les chromosomes. Les eucaryotes ont au moins deux chromosomes dans leurs noyaux cellulaires et souvent beaucoup plus (certains en ont des centaines). Chez les procaryotes, il n'y a qu'un seul chromosome et jamais de chromatine, bien que l'on trouve parfois des protéines de type histone associées à leur ADN.
Par ailleurs, une différence tout à fait nette entre cellules eucaryotes et cellules procaryotes est que les premières sont le siège de divers mouvements internes : mouvements des chromosomes au moment de la division cellulaire, mouvements liés à la phagocytose (ingestion de particules nutritives) ou plus généralement à l'endocytose (ingestion de substances : hormones, cholestérol, etc., par invagination de la membrane cytoplasmique et formation de vésicules intracellulaires). Et enfin, une différence frappante entre cellules eucaryotes et cellules procaryotes est la présence en abondance chez les premières de systèmes de membranes internes (telles celles qui forment le réseau membranaire, appelé réticulum endoplasmique, sur lequel s'opèrent de nombreuses synthèses). De telles membranes internes sont absentes des cellules procaryotes. Manifestement, l'organisation interne complexe des cellules eucaryotes suggère qu'elles soient apparues après les cellules procaryotes. Mais comment s'est fait le passage entre les deux catégories fondamentales d'êtres vivants ? Il y a ici deux types de théories en présence. L'une est dite « autogène ». Soutenue notamment par des chercheurs canadiens comme F.J.A Taylor ou E.D. Dodson, elle stipule que la cellule eucaryote est apparue par la formation progressive au sein du cytoplasme de compartiments spécialisés - le noyau contenant le matériel génétique ; les mitochondries contenant les enzymes nécessaires à la respiration ; les plastes contenant les enzymes et les pigments nécessaires à la photosynthèse - et par l'accroissement progressif des dimensions des cellules. Il n'a pas été prouvé jusqu'à présent que cette théorie soit fausse et peut-être ne pourra-t-on jamais la réfuter totalement. Cependant, si les organites des cellules eucaryotes sont réellement apparus de cette façon au cours d'une évolution qui a duré des millions d'années, pourquoi ne trouve-t-on aucune forme intermédiaire ? C'est pourquoi l'autre théorie, celles des communautés microbiennes co-évoluées, nous paraît plus acceptable et nous allons la développer maintenant.
Des microbes vivants à l'intérieur des cellules.
Cette théorie, aussi appelée théorie de l'endosymbiose en série, se fonde sur les observations suivantes. Les mitochondries et les plastes ont grosso modo des dimensions semblables à celles des bactéries. De plus, ces organites contiennent de l'ADN, de l'ARN messager, des ribosomes et des ARN de transfert : ils peuvent se multiplier indépendamment du noyau cellulaire, par réplication de leur ADN et synthétiser au moins certaines de leurs protéines sous le contrôle de leurs propres gènes. Cela suggère fortement que ces organites ont été jadis des organismes unicellulaires, capables, de s'auto-reproduire et de synthétiser la totalité de leurs protéines. Quoiqu'ils contiennent beaucoup moins d'ADN que les bactéries actuelles, cela donne l'impression que ces organites ont pu avoir pour ancêtres des bactéries qui, originellement, vivaient indépendamment. Elles seraient ensuite devenues hôtes permanents de plus grosses bactéries et il se serait établi ainsi des symbioses entre les différents partenaires, ce qui allait donner les premiers êtres unicellulaires eucaryotes.
Qu'est-ce qu'une symbiose ? Dans le cas général, il s'agit de l'association prolongée de deux sortes d'êtres vivants, chacun des deux partenaires trouvant avantage à cette association. Ainsi, un cas célèbre, chez les animaux est celui du bernard-l'hermite, un crustacé se logeant à l'intérieur d'un coquillage abandonné et d'une espèce d'anémone de mer, qui se fixe à l'extérieur de la coquille. L'anémone protège le bernard-l'ermite grâce à ses tentacules urticants et en retour profite des déchets alimentaires du crustacé. Les symbioses que l'on postule être à l'origine des cellules eucaryotes ont cependant certains traits particuliers : elles impliquent des bactéries ; il s'agit de symbioses intracellulaires ; les organismes en symbiose ont acquis des particularités métaboliques, qu'ils n'ont pas à l'état séparé ; l'association est transmise de génération en génération. Peut-on trouver des exemples de symbioses entre organismes vivant à notre époque, où seraient mis en jeu l'un et l'autre de ces traits ? Si c'était le cas, la théorie de l'endosymbiose en série serait renforcée. Or c'est effectivement le cas.
D'abord, on connaît des symbioses entre bactéries. Par exemple, dans les lacs suisses vit une « bactérie consortium » appelée Pelochtomatium roseum . Il s'agit d'une grosse bactérie hétérotrophe (c'est-à-dire qu'elle ne peut pas synthétiser par elle-même ses métabolites, contrairement aux bactéries photosynthétiques, par exemple), sur laquelle sont fixées des dizaines de bactéries photosynthétiques : ce sont elles qui fournissent des métabolites à la première. D'autres cas de symbioses intracellulaires sont bien connus. C'est, par exemple, celui de la paramécie Paramecium bursaria qui héberge des algues vertes unicellulaires du genre Chlorella . Cet organisme cilié très mobile, habitant la surface des eaux douces, recherche des habitats bien éclairés par le Soleil : les algues profitent de cette exposition et produisent alors, par photosynthèse, un maximum de substances dont la paramécie tire aussi parti !
On connaît des exemples de symbiose où les partenaires manifestent un métabolisme différent dès lors qu'ils sont associés. Le cas le plus célèbre est celui de l'association symbiotique entre les bactéries du genre Rhizobium et les plantes légumineuses (pois, haricot, soja, trèfle) ou les arbrisseaux du genre Psychotria d'Amérique du Sud (ce genre appartient à la même famille que le caféier, et est à la source de l'ipéca, substance utilisée en pharmacologie comme vomitif). Les bactéries du genre Rhizobium sont capables de s'établir au sein de cellules des feuilles des Psychotria ou des racines des légumineuses (dans ce cas, les cellules infectées forment des grosseurs ou « nodules » sur la racine). Ni les bactéries, ni les plantes avec lesquelles elles s'associent ne sont, à l'état indépendant, capables de convertir l'azote de l'atmosphère en azote assimilable. Mais elles le deviennent après leur association, ce qui est extrêmement avantageux pour chacun des partenaires, puisqu'ils sont ainsi capables de survivre dans des terrains totalement dépourvus de nitrate ou de sels d'ammonium. Cette capacité de fixation de l'azote atmosphérique par les tissus végétaux infectés par Rhizobium est due à l'apparition dans ces tissus de deux catégories de protéines comme l'ont rappelé récemment, D. P.S. Verma, de l'université McGill à Montréal et S. Long, de l'université Stanford aux États-Unis : les nitrogénases catalysant la transformation de l'azote libre en ammoniac, et les leghémoglobines, des molécules captant l'oxygène, analogues à l'hémoglobine des vertébrés, et qui permettent aux nitrogénases de travailler à l'abri de l'oxygène. Les nitrogénases sont fournies par la bactérie, et les léghémoglobines ont une source mixte - leur partie protéique, de type globine, est fournie par la plante, tandis que leur partie non protéique (l'hème) est fournie par la bactérie.
Des associations héréditaires.
Bon nombre de symbioses se transmettent héréditairement, c'est-à-dire que les deux partenaires restent associés au cours de la reproduction. C'est le cas de la paramécie, dont nous avons déjà parlé, Paramecium bursaria et de ses Chlorella intracellulaires. Ces paramécies peuvent se reproduire par voie asexuée ou par conjugaison. Dans le premier cas, il s'agit simplement de la division cellulaire : chez Paramecium bursaria , les algues vertes sont simplement distribuées entre les cellules filles. Dans le second cas, deux paramécies s'accouplent et échangent leur matériel génétique. Des paramécies du genre Paramecium bursaria ne s'accouplent jamais si on leur a retiré expérimentalement leurs algues symbiotiques ; elles reprendront une vie sexuelle seulement si on leur restitue leurs algues.
Un cas spectaculaire de symbiose transmise héréditairement est celui de la petite cigale Eucelis incisus et de ses b a c t éries intr a cellulaires. Ce cas a é t é bien étudié notamment par W. Schwemmler, de l'université libre de Berlin. Répandue dans toute l'Europe, cette cigale abrite toujours, dans certaines de ses cellules, deux types de bactéries : l'un obligatoire, dit de type a ; l'autre auxiliaire, dit de type t. Les cellules où prolifèrent les bactéries chez l'insecte adulte forment deux masses (ou bactériomes), une de chaque côté de l'abdomen. A un certain stade de la vie de l'insecte, les bactéries des deux types sont relâchées dans l'hémolymphe (l'équivalent du sang chez les insectes) et migrent jusque dans les ovaires. Là, les bactéries de type a et t se regroupent au nombre de 200 en une boule qui se loge entre la cellule oeuf et la membrane protectrice de l'oeuf. Elles sont donc pondues avec l'oeuf et durant le développement de l'embryon pénètrent dans certaines catégories cellulaires, redonnant ainsi deux bactériomes abdominaux. Ainsi, les bactéries sont transmises d'une génération de cigales à l'autre. Elles fournissent à leur hôte des substances telles que du cholestérol et des acides aminés particuliers (que la cigale ne peut synthétiser). De leur côté, les bactéries ne paraissent être capables de se reproduire qu'au sein des cellules de la cigale : isolées, en culture, elles ne se multiplient pas.
En fait, la symbiose entre la cigale Eucelis incisus et les b a c t éries de type a e t t est si poussée que le développement normal de l'embryon dépend même de la présence des bactéries. Dans des expériences menées ces dernières années, le biologiste allemand W. Schwemmler a éliminé les bactéries de l'oeuf de la cigale (par traitement de la femelle avec des antibiotiques, par exemple) : l'oeuf donne alors un embryon dont l'abdomen ne se développe pas. Ces embryons constitués uniquement d'un céphalothorax, ne sont pas viables. L'ensemble de ces faits suggère que la symbiose entre l'hôte et les bactéries implique une certaine intégration de leurs systèmes génétiques. La quantité d'ADN figurant dans ces bactéries est beaucoup plus petite que celle qui figure, en moyenne, dans des bactéries libres. Depuis que les bactéries de type a et t vivent en symbiose avec cette espèce de cigale (c'est-à-dire depuis au moins 200 millions d'années), elles ont perdu un certain nombre de leurs gènes, et notamment ceux qui leur permettaient de se multiplier normalement en culture. W. Schwemmler estime que ces gènes ont été transférés dans le patrimoine génétique des cellules de l'hôte, puisque les bactéries peuvent se multiplier au sein de ces cellules. Ce biologiste estime aussi que certains gènes de la cigale ont été aussi transférés, en sens inverse, c'est-à-dire dans le patrimoine génétique des bactéries (ces gènes sont responsables de la production de cholestérol, des acides aminés soufrés et de la régulation du développement de l'abdomen de l'embryon).
Un grand argument en faveur de l'origine symbiotique des cellules eucaryotes a été apporté en 1972 par un biologiste américain Kwang W. Jeon, de l'université du Tennessee. Ce chercheur observa des amibes (de l'espèce Amoeba proteus ) infectées spontanément par une variété de bactéries : bon nombre des cellules hébergeant ces procaryotes mouraient et celles qui survivaient étaient plus fragiles et se reproduisaient moins bien que des cellules normales. Mais après cinq ans de culture en laboratoire, une souche d'amibe hébergeant ces bactéries a récupéré une viabilité normale. Kwang W. Jeon montra que ces bactéries étaient passées du rôle de parasite pathogène au rôle de symbionte utile à l'amibe. Par d'élégantes expériences, il apporta en effet la preuve que les bactéries étaient devenues indispensables à la survie même de leur hôte « infecté ». Ainsi, il transplanta des noyaux d'amibes hébergeant symbiotiquement des bactéries à des amibes normales dont il avait enlevé le noyau : les amibes ainsi artificiellement « construites » se montrèrent peu viables. Cela prouvait que le patrimoine génétique des amibes symbiotiques avait perdu un certain nombre de capacités génétiques : celles-ci déterminaient sans doute des fonctions biochimiques qui devaient être dorénavant prises en charge par les bactéries symbiotiques. Et, en effet, dès que Jeon ajouta des bactéries prélevées chez les amibes symbiotiques, les amibes ainsi " testées " retrouvèrent toute leur vitalité. Cet exemple montre que la symbiose entre microbes n'est pas une vue de l'esprit et qu'elle peut s'établir rapidement. Dans ces conditions, si nous acceptons l'idée que les premières cellules eucaryotes sont nées d'une union symbiotique rapide entre bactéries, cela expliquerait pourquoi on ne trouve pas de formes intermédiaires entre cellules procaryotes et eucaryotes.
Il nous reste à voir maintenant de quelles sortes de bactéries ont pu provenir les organites des cellules eucaryotes. Peut-on trouver des bactéries actuelles dont les caractéristiques seraient assez proches de celles des, organites des cellules eucaryotes ?
Les ancêtres des mitochondries et des plastes.
Les mitochondries pourraient avoir dérivé de bactéries analogues à celles connues aujourd'hui sous le nom de Bdellovibrio . Il s'agit d'un genre de bactéries découvert seulement en 1962, qui a pour particularité d'envahir activement et de parasiter des bactéries hôtes. Une fois à l'intérieur de leur hôte, les Bdellovibrio se nourrissent à son détriment et se multiplient : finalement, la bactérie hôte éclate et libère les nombreuses bactéries parasites qui vont recommencer le même cycle chez d'autres hôtes. Le mode de pénétration des Bdellovibrio dans leur hôte suggère qu'il n'est pas nécessaire d'imaginer une bactérie ancestrale capable de phagocytose pour expliquer la présence de petites bactéries à l'intérieur d'une grosse.
Si l'on admet que des bactéries analogues à Bdellovibrio ont été les ancêtres des mitochondries, il faut imaginer qu'elles ont pu évoluer de leur état de parasite à celui de symbionte : cette évolution est parfaitement vraisemblable, comme l'ont montré les expériences de K.W. Jeon que nous avons vues. Il faut aussi imaginer que la symbiose entre les ancêtres des mitochondries et leurs cellules hôtes a impliqué un transfert de gènes de l'ADN des mitochondries à l'ADN du noyau cellulaire, puisque les mitochondries aujourd'hui ont beaucoup moins d'ADN que des bactéries libres et que la plupart de leurs synthèses protéiques sont assurées par les gènes de l'ADN du noyau cellulaire. Ici encore, les exemples comme celui de la cigale Eucelis incisus montrent que de tels transferts de gènes sont tout à fait vraisemblables.
Il y a d'autres ancêtres bactériens possibles pour les mitochondries. Ainsi que l'ont montré P. John et F.R. Whatley à Oxford en 1975, des bactéries actuelles, telle que Paracoccus denitrificans , une bactérie aérobie (utilisatrice d'oxygène pour la respiration cellulaire) ou Rhodopseudomonas , une bactérie en forme de bâtonnets, capable de photosynthèse et aussi de respiration cellulaire, ont des caractéristiques métaboliques particulières. Contrairement à celles des autres bactéries, leurs enzymes impliquées dans les processus respiratoires (cytochromes c, quinones, etc.) ont des propriétés très voisines de celles des enzymes figurant dans les mitochondries. Il se pourrait donc bien que les bactéries symbiotiques qui donnèrent les mitochondries aient été apparentées soit à Paracoccus, soit à Rhodopseudomonas.
En ce qui concerne l'hôte bactérien qui aurait hébergé les bactéries symbiotiques ancêtres des mitochondries, il se pourrait qu'il ait été apparenté au genre Thermoplasma actuel, ainsi que l'a suggéré D. Searcy de l'université du Massachusetts à Amherst. Cette bactérie fait partie du groupe des archéobactéries, un groupe identifié il y a peu d'années et caractérisé par la présence de traits voisins tantôt des eucaryotes, tantôt des procaryotes. En particulier, ce qui rapproche les archéobactéries des eucaryotes est l'absence chez elles de parois rigides, la présence de protéines ressemblant aux histones, l'existence de « gènes en morceaux », une composition particulière de leur membrane et enfin l'organisation des ribosomes, ces petites usines sur lesquelles sont produites les protéines.
Quel est, de son côté, l'ancêtre bactérien des chloroplastes ? La photosynthèse existe chez les procaryotes, que ce soit chez des bactéries ou des cyanobactéries. Dans les couches géologiques de - 3 milliards d'années à - 1 milliard d'années, ne figurent d'abord que des cyanobactéries. Puis, vers - 1 milliard d'années, apparaissent les premières cellules eucaryotes. Donc, les procaryotes photosynthétiques ont précédé, dans l'histoire de l'évolution, les eucaryotes. La grande majorité des cyanobactéries sont dotées d'un appareil photosynthétique relativement différent de celui des chloroplastes. Mais en 1975 on a découvert un genre de cyanobactéries unicellulaires, baptisé Prochloron qui possède exactement les mêmes pigments chlorophylliens (chlorophylle a et B) que les chloroplastes des eucaryotes. Cette cyanobactérie réalise donc une photosynthèse en brisant la molécule d'eau et en libérant de l'oxygène, exactement comme le font les chloroplastes. Très certainement, ceux-ci sont dérivés de bactéries ancestrales voisines des Prochloron actuelles. Ces bactéries ancestrales durent s'établir symbiotiquement au sein de cellules hôtes ayant déjà réalisé une symbiose avec les bactéries ancêtres des mitochondries : d'où le nom d' " endosymbiose en série " donné à cette théorie de l'origine des cellules eucaryotes.
Une troisième catégorie de symbiose ?
Nous avons aussi émis l'idée qu'il y a dû y avoir un troisième type de bactéries intervenant dans l' « endosymbiose en série » et expliquant la présence fréquente dans les cellules eucaryotes de cils et de flagelles de structure particulière, très différente des flagelles des bactéries. Chez les eucaryotes pluricellulaires, certaines catégories de cellules possèdent en effet des cils comme, par exemple, les cellules épithéliales des trompes de Fallope chez les mammifères : les trompes de Fallope sont des « conduits » reliant les ovaires à l'utérus, et les cils des cellules épithéliales aident les spermatozoïdes à se mouvoir dans ces trompes, jusqu'à peut-être rencontrer l'ovule. Les spermatozoïdes eux-mêmes, chez presque tous les eucaryotes, sont des cellules capables de se déplacer à l'aide d'une queue. Par ailleurs, beaucoup d'espèces d'eucaryotes unicellulaires sont munies d'une couverture de cils (comme les paramécies) ou de « flagelles » (comme le trypanosome, l'agent de la maladie du sommeil).
A l'examen microscopique, les cils et les flagelles des eucaryotes montrent toujours la même structure : ils contiennent en tout dix paires de microtubules : une d'entre elles figure au centre et neuf sont arrangées en cercle, à la périphérie. Cette structure est caractéristique des « cils » et des « flagelles » eucaryotes et, pour cette raison, ceux-ci sont maintenant appelés d'un terme commun : ce sont des undulipodia . Il est à noter aussi que chaque undulipodium est composé de plus de 100 protéines différentes. En revanche, les flagelles chez les bactéries n'ont pas du tout une telle structure complexe. De plus, un flagelle de bactérie ne contient qu'une seule variété de protéine, la flagelline. C'est pourquoi nous avons fait l'hypothèse supplémentaire que les undulipodia des eucaryotes seraient nés d'une symbiose entre bactéries mobiles avec les cellules proto-eucaryotes, c'est-à-dire ayant déjà incorporé les ancêtres des mitochondries. Nous avons même émis l'hypothèse que ces bactéries mobiles appartenaient à la classe des spirochètes, de minuscules bactéries de forme hélicoïdale (à titre d'exemple, rappelons que l'agent de la syphilis, Treponema pallidum , est un spirochète).
Pourquoi avons-nous fait cette hypothèse ? On sait que les spirochètes actuels font très souvent partie de communautés microbiennes, dans le sol par exemple, et entretiennent ainsi des relations symbiotiques de type varié. Dans l'intestin des insectes, on peut les trouver associés à des protistes beaucoup plus gros qu'eux. Dans certains cas, ils entourent en grand nombre un protiste et leurs mouvements ondulants font se mouvoir « involontairement » leur hôte. Cette observation nous conduit à suggérer que l'extrême variété des formes, chez les protistes appelés Ciliès (paramécies, etc.), est peut-être le résultat d'associations symbiotiques variées entre des cellules hôtes et des populations de spirochètes habitant leur surface.
Si des spirochètes ont été à l'origine des undulipodia , ces organismes ont changé énormément. En particulier, ils ne paraissent pas avoir de système génétique propre contrairement aux mitochondries et aux chloroplastes. On trouve bien de l'ARN dans les corpuscules appelés « kinétosome » et situés à la base des undulipodia des eucaryotes, mais pas d'ADN, ni de ribosome, etc. Une solution à cette énigme est que sans doute le patrimoine génétique des spirochètes ancestraux a pu être transféré au sein du noyau cellulaire, de la même manière que certaines parties du patrimoine génétique des ancêtres des mitochondries et des chloroplastes. En effet, il est maintenant bien établi que des gènes de plastes ou de mitochondries peuvent figurer au sein du patrimoine génétique contenu dans le noyau. Par exemple, Frances Farrelly et Ronald Butow de l'université du Texas, à Dallas, ont montré, en 1983, que des portions d'ADN mitochondrial (c'est-à-dire des gènes mitochondriaux) figurent dans l'ADN du noyau chez la levure. D'autres équipes ont trouvé le même type de résultat chez des oursins, des insectes ou le rat. En outre, on s'est aperçu récemment qu'il pouvait y avoir aussi des phénomènes de transfert entre organites intracellulaires. Ainsi, D. B. Stern et D. M. Lonsdale à Cambridge (Grande-Bretagne) ont montré en 1982 que chez le maïs, des gènes de chloroplaste figuraient dans l'ADN des mitochondries. D.B. Stern, maintenant à Stanford, et S. Palmer (Duke University, Caroline du Nord) ont récemment vérifié que ce même phénomène existait chez toute une série de plantes : pois, haricots, épinards... Ce phénomène de transfert de gènes est observé très couramment entre bactéries vivant à l'état libre. Chez les eucaryotes, un phénomène analogue est celui des transposons ou gènes sauteurs (c'est-à-dire des gènes qui changent de place au sein du génome). Il n'est donc pas impossible que les spirochètes ancestraux aient transféré leurs gènes, non seulement vers le noyau cellulaire, mais aussi vers les autres organites intracellulaires.
Nous pensons donc que la théorie « spirochétale » de l'origine des undulipodia pourra être soumise à vérification même si cela devait se révéler difficile. De même, les progrès de la microscopie électronique et de la biologie moléculaire font espérer que l'on pourra vérifier définitivement tous les aspects majeurs de la théorie de l'endosymbiose en série. Les organites devraient en tout cas ressembler biochimiquement plus à leurs ancêtres microbiens putatifs qu'au nucléoplasme qui les renferme actuellement. Dès maintenant, les faits présentés sont assez convaincants pour que les biologistes reconnaissent comme vraisemblable tout au moins l'origine par symbiose bactérienne des mitochondries et des plastes.
Les cellules eucaryotes sont donc vraisemblablement des communautés microbiennes bien intégrées, « coévoluées ». Elles ne sont pas, comme les procaryotes, des entités simples. Elles sont constituées d'organismes vivant dans un environnement qui, lui-même, est un organisme vivant. La vie, à l'intérieur d'un environnement vivant, est plus permissive que la vie à l'extérieur. C'est pourquoi le patrimoine génétique des plastes et des mitochondries est très réduit, assurant surtout l'aptitude à se multiplier de ces entités.
Si la théorie de l'endosymbiose en série se révèle correcte, cela signifie que la symbiose est l'un des mécanismes les plus importants et les plus rapides de l'évolution. La biologie cellulaire ne serait alors qu'un cas particulier d'écologie microbienne. La théorie de l'endosymbiose en série est aussi en accord avec les idées actuelles sur la classification des êtres vivants. Celle-ci est fondée sur la reconnaissance de cinq règnes vivants (et non pas deux règnes, les plantes et les animaux, comme jadis). Ces cinq règnes sont les monères, les protoctistes, les animaux, les champignons et les plantes.
Le règne des monères renferme les bactéries et les cyanobactéries, c'est-à-dire les procaryotes. L'absence d'un noyau entouré d'une membrane et de toute trace de mitose les distingue de n'importe quel autre type d'être vivant. Le règne des protoctistes comprend les microbes eucaryotes unicellulaires et aussi des organismes multicellulaires, telles les algues ( Fucus , etc.). Les eucaryotes unicellulaires, quand ils sont regroupés en nombre suffisant, deviennent visibles, par exemple, sous la forme des varechs communs rouges et bruns que l'on trouve au bord de la mer. Le règne animal inclut tous les organismes vertébrés et invertébrés qui se développent à partir d'une blastula, cette boule de cellules embryonnaires, caractéristique, qui fait un peu penser à un ballon de football. La nutrition dans ce règne est en général assurée par une ingestion par phagocytose.
Le règne des champignons inclut des formes bien connues du public, telles que la levure de bière, les moisissures, les champignons comestibles, etc. Ces êtres vivants unicellulaires ou pluricellulaires ont des cellules dont le noyau contient un seul jeu de chromosomes à tous les stades de leur cycle de vie (ils sont dit haploïdes). Il n'y a pas de cellules de champignons qui soient dotées d' undulipodia et elles ne sont pas phagocytiques. Elles absorbent leur nourriture à partir du sol ou d'hôtes vivants. Le règne des plantes inclut toutes les plantes qui se distinguent des autres eucaryotes photosynthétiques (algues) des bactéries photosynthétiques par le fait qu'elles se développent à partir d'un embryon.
La classification en cinq règnes reconnaît comme fondamentalement différents les procaryotes et les eucaryotes. Les procaryotes, organismes peu visibles et pourtant cruciaux du microcosme, sont les ancêtres primordiaux de tous les êtres vivants actuels : ils ont d'ailleurs dominé la Terre au cours de la plus grande partie de son histoire fossile. Les communautés microbiennes, dont nos propres cellules sont probablement les descendants, ont finalement reçu le respect et l'attention qu'elles méritent.