J'ai un rapport très complexe à Damasio.
Quand j'avais 20 ans, la découverte de
La Horde du Contrevent a été un uppercut. Non seulement j'étais un fou furieux de SFFF à ce moment-là (je bossais chez Les Moutons électriques), mais en plus dans une grosse phase "littérature expérimentale" ; j'adorais le travail sur la forme, les créations narratives ambitieuses, etc. (pour situer, mes modèles à l'époque, et toujours un peu aujourd'hui, c'était
La Maison des feuilles de Danielewski ou
Yama Loka Terminus de Mucchielli & Henry, par exemple). Donc la focalisation éclatée en une vingtaine de points de vue, l'utilisation de la typo, les variations de styles, tout ça me plaisait beaucoup.
Sidéré par
La Horde, j'ai interviewé Damasio deux fois (pour le Cafard Cosmique et pour
Yellow Submarine), j'ai même postulé pour bosser avec lui dans ce qui allait devenir Dontnod (le studio de jv), bref j'étais hypé.
Evidemment j'ai lu tout ce qu'à produit le bonhomme. J'ai aimé l'aspect politique de
La Zone du dehors, sans être estomaqué par sa qualité littéraire. Pas mal apprécié ses nouvelles, etc. Puis sont venus
Les Furtifs.
Et il se trouve que je n'ai plus 20 ans. J'y ai donc retrouvé des choses géniales : narrativement c'est bien fait, l'histoire de ce père de famille qui cherche sa fille disparue m'a touché, il y a des trouvailles intéressantes, etc. Par contre j'ai tiqué sur quelques trucs.
D'abord, sur le plan du style. J'ai énormément évolué dans mon appréciation de la littérature (notamment depuis que j'écris "sérieusement"), et si j'ai toujours des marques d'intérêt pour l'expérimental, il faut que ce soit sacrément bien dosé pour me convaincre. Je n'aime rien tant aujourd'hui qu'une "belle écriture invisible", et mes maitres-mots sont plutôt devenus la lisibilité, la simplicité, la clarté, la fluidité. Or, rien de tout ça chez Damasio. Cela reste baroque, complexe et un peu hermétique, parfois de manière exagérée.
Sur le fond ensuite, le temps qui passe a accentué les désaccords que j'avais pu pressentir dès le début (je me rappelle avoir longuement échangé avec lui sur la fin de
La Zone du dehors, qui m'a toujours chiffonné). Les récits de Damasio sont hyper engagés et politiques, dont nécessairement l'analyse de ce champ-là doit occuper une grande place dans l'appréciation globale. Or, comme son titre l'indique,
Les Furtifs cherche à apporter au problème général du système socio-économique (l'oligarchie capitaliste néo-libérale) une solution de retrait : l'issue est dans la "furtivité", c'est à dire la soustraction, la fuite, la création d'une "enclave" qui n'ait plus à subir l'horreur des institutions.
Bon ben on va dire que pour des raisons trop longues à développer ce n'est pas, ou plus, ma came, et les relents un peu réac que j'avais peur d'y déceler se sont malheureusement confirmés dans la vie réelle entre temps, avec la pathétique création de son "école du vivant", une sorte de proto-secte new age qui ne fait que confirmer le très inquiétant virage conspi-anti-science pris par les éditions La Volte depuis quelques années.
Ca ne m'empêche pas de toujours considérer La Horde du Contrevent comme un de mes
10 romans de fantasy préférés.