CHRISTIAN RANUCCI
Ilda Di Marino, Myriam Colder, Mlle Brugère, Aline et Alain Aubert, le professeur Sutter, Gérard Alessandra, Jules Porte, Valery Giscard d'Estaing, ces noms ne vous disent sans doute plus rien aujourd'hui. Pourtant, les personnes qui les portent, aidées de quelques autres (plus discrètes et moins efficaces), ont causé la mort (atroce) d'un malheureux jeune homme. Et elles n'y sont pas allées avec le dos de la cuillère. D'une part elles se sont mises à plusieurs pour lui régler son compte, sans qu'il ait la moindre chance de s'en tirer – ce qui rappelle quelques scènes pittoresques de la vie animale ; d'autre part elles n'ont pas employé le plus raffiné ni le plus humain des procédés : elles lui ont séparé la tête du reste du corps. Après cela, elles ont semblé satisfaites de leur travail, personne n'a songé à les juger pour cet acte barbare, et des millions de Français répugnants ont même hurlé leur joie et leur reconnaissance, les yeux exorbités, le visage rouge, les veines du cou gonflées. Mais ce n'est pas gai : il s'est trouvé sur terre, en 1976, un garçon de vingt-deux ans (qui n'avait rien fait que picoler une nuit à Marseille, comme vous et moi, et griller un stop le lendemain, engourdi par la gueule de bois) à qui l'on a pris la vie dans l'allégresse générale. Durant les deux années qui venaient de passer, toute une équipe de braves gens avait élaboré des plans, triché, menti, falsifié des documents, dissimulé des pièces ou truqué des témoignages dans le seul but de supprimer ce garçon qui n'avait rien fait. Vingt-six ans plus tard, la justice ne leur a toujours pas donné tort. Vingt-six ans plus tard, on estime toujours qu'ils ont eu raison d'agir ainsi.
Un bref rappel des faits, pour nos jeunes amis : le 3 juin 1974, la petite Marie-Dolorès Rambla, huit ans, est kidnappée par un porc immonde dans une cité de Marseille. Deux jours plus tard, à vingt kilomètres de chez elle, son corps massacré est découvert dans des buissons, au bord d'une nationale. On arrête Christian Ranucci, vingt ans, qui a causé un accident non loin de là l'avant-veille, une heure et demie après l'enlèvement, avant de prendre la fuite et de se retrouver bizarrement au fond d'une champignonnière voisine, son coupé 304 Peugeot enlisé (lui-même ne sait pas pourquoi – il évoque un trou noir consécutif au choc et provoqué par les vapeurs persistantes de l'alcool). Dans cette champignonnière, on trouve un pull-over rouge, maladroitement caché. Or les jours précédents, quelques plaintes ont été enregistrées par la police locale : un homme portant un pull-over rouge a tenté plusieurs fois de faire monter des enfants à bord de sa voiture, en utilisant le même stratagème que pour la malheureuse Marie-Dolorès : il leur demandait de l'aider à retrouver son "petit chien noir".
Voilà, fastoche : c'est Christian Ranucci, aucun doute.
Deux témoins, Aline et Alain Aubert, l'ont d'ailleurs vu entraîner la fillette dans les fourrés. Alors là.
A partir de cette arrestation, le juge Ilda Di Marino, le commissaire Gérard Alessandra, l'inspecteur Jules Porte et leurs alliés vont tout faire – vraiment tout, les braves gens – pour démontrer qu'il est bien le coupable. On découvrira vite que le pull-over rouge ne peut pas être à lui, il est beaucoup trop grand, et qu'il n'a d'ailleurs jamais porté de pull-over rouge, dommage mais qu'à cela ne tienne, on ne parlera plus du tout de cette ridicule histoire de pull-over rouge. On découvrira vite que le couple Aubert s'est trompé, que ce n'est pas lui qu'ils ont vu, pas de problème, ils modifieront leur version de départ pour la bonne cause. Il ne restera plus rien dans l'accusation, mais c'est pas bien grave, Christian Ranucci sera décapité quand même (les rapports d'expertise psychiatrique, supervisée par le professeur Sutter, et psychologique, par Myriam Colder, se chargeront de le ligoter, de l'enfoncer – quand on n'a pas trop de scrupules, ce n'est pas sorcier; le substitut Brugère bâclera malencontreusement (l'étourdie) la retranscription d'un témoignage qui pouvait, qui devait le sauver; même la grande majorité des journalistes contribuera, l'oeil sévère et la tête haute, à le pousser vers la guillotine, ouste) et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. (Valéry Giscard d'Estaing avait le pouvoir de le gracier à la dernière minute (il s'était déclaré contre la peine de mort peu de temps auparavant, et surtout, il avait en main toutes les "preuves" de son innocence), mais on venait d'arrêter Patrick Henry, meurtrier d'un garçon de sept ans, Philippe Bernard : les Françaises et les Français, légitimement ulcérés, n'auraient pas aimé du tout que l'on accorde la grâce à l'un de ses collègues. Pour ne pas se mettre l'opinion publique à dos, le bon Giscard a dû se résoudre à une petite compromission : allez hop, on le tue.)
Tout s'est ligué contre le jeune Christian Ranucci. Même le hasard : il a croisé la route, au sens propre du mot, de l'homme au pull-over rouge à l'instant où celui-ci achevait Marie-Dolorès Rambla; l'un de ses avocats, le grand Paul Lombard, redoutable et convaincu de son innocence, a inexplicablement perdu tous ses moyens lors du procès; un porc immonde qu'on n'a jamais retrouvé a noyé un petit garçon, Vincent Gallardo, le jour même où Giscard a reçu la demande de grâce. Bref, il lui était impossible de s'en sortir. Il est mort le 28 juillet 1976 à 4h13 du matin, ahuri.
La tragédie est parfaite, un génie grec n'aurait pas mieux fait. Jusqu'à l'apothéose : en 1976, deux hommes se retrouvent presque face à face, Christian Ranucci et Patrick Henry, un innocent et un coupable. Christian Ranucci est exécuté parce qu'on vient d'arrêter Patrick Henry. Patrick Henry est épargné parce qu'on vient d'éxécuter Christian Ranucci. Le coupable a provoqué la mort de l'innocent, et l'innocent a sauvé le coupable.
Bien sûr, on ne peut que très imparfaitement résumer ce truc de fous en quelques lignes. Comment admettre que des braves gens aient commettre en toute impunité, et aux yeux de tous, un meurtre plus dégueulasse que le plus dégueulasse des meurtres ? (Car former un groupe implacable pour tuer méthodiquement, cruellement et sans trembler, un innocent de vingt ans, est plus odieux que de tuer seul une innocente de huit ans.) Pour comprendre ce cauchemar, il faut lire le Pull-over rouge de Gilles Perrault, magnifique d'attention, de patience, de précision, de volonté, d'amour. Ou consulter un très bon site récemment créé par quatre étudiants à Sciences-Po, dont l'objectif est d'obtenir la révision du procès. Un révision plus que nécessaire (même s'il est trop tard), indispensable pour ne pas tranformer toute une société (déjà pas reluisante, c'est le moins qu'on puisse dire) en assassin , en porc immonde. (Chiotte, je m'énerve.) Les derniers mots de Ranucci, juste avant qu'on ne le plaque sur la guillotine, ont été : "Réhabilitez-moi." Or la troisième et dernière requête en révision a été formulée en 1991, et rejetée. C'est loin, maintenant. Le trait est tiré.
On a déjà beaucoup parlé de cette affaire. Les gens en ont marre, c'est bon. On en a encore parlé lors de la libération, après 16 ans de prison, de Patrick Dils. Les deux cas se ressemblent. Dils aurait peut-être été exécuté lui aussi si la peine de mort n'avait pas été abolie – en grande partie grâce à Ranucci, d'ailleurs. Cela dit, la justice a foutu une bonne tranche de sa vie en l'air, mais a tout de même fini par accepter d'envisager son innocence. Alors pourquoi ne se donne-t-on pas la peine d'en faire autant avec Christian Ranucci ? Parce que tout le monde est déjà convaincu de l'abominable "erreur" judiciaire, et qu'un morceau de papier ne changerait pas grand-chose ? Parce qu'il est mort et qu'on ne peut plus rien pour lui ?
On peut quelque chose pour sa mère, en tout cas. Elle s'appelle Héloïse Mathon. Elle a juré à son fils qui allait mourir qu'elle n'aurait plus qu'un but dans la vie : le faire réhabiliter. Elle est brisée, elle n'en peut plus. Elle aura quatre-vingts ans le 16 septembre.
On peut aussi quelque chose pour Marie-Dolorès Rambla. Ceux qui refusent la révision s'acharnent encore sur Ranucci, mais oublient Marie-Dolorès Rambla. Cette fille de huit ans a été assassinée par un type dont la Simca 1100 était immatriculée en Meurthe et Moselle, et qui doit être en train de se gratter distraitement les couilles devant la télé, au moment où vous lisez ces lignes. Christian Ranucci, lui, est décomposé depuis longtemps. Bah, c'est vrai, à quoi servirait une révision ?
patrick henry aurait il tué aussi ranucci
