Comment la filière viticole juge-t-elle les initiatives de vignerons qui vont vers le bio et la biodynamie ?
Claire Naudin : Nous butons sur un problème de formation, et même un problème culturel. J’emploie des jeunes qui vinifient chez moi tout en suivant en parallèle un BTS dans un lycée agricole. Eh bien, ils sont sanctionnés par leur école s’ils ne « cassent » pas ma démarche, parce que je vinifie sans soufre ! Les enseignants poussent leurs étudiants à critiquer le bio.
C’est très bourguignon comme attitude… Et dramatique face à l’enjeu sociétal. Mais je suis optimiste parce que les mentalités commencent à changer. Les enseignants traditionnels partent progressivement à la retraite. A la faculté d’œnologie de Dijon, ce sont les étudiants qui ont fait bouger l’ancienne garde. Mais on a quand même quinze ans de retard…
Ludovic David : Je sens à Bordeaux un climat plus ouvert. A Margaux, nous sommes très nombreux à travailler sur le bio, avec même des synergies entre nous.
Claire Naudin : Il y a eu aussi une évolution sur le grand cru échezeaux. Il y a quinze ans, seule ma vigne était en herbe, j’étais la cochonne du coin. Et aujourd’hui, c’est drôle, cela s’est inversé, et il n’y a plus que la vigne de mon voisin qui est désherbée. Par contre, je suis déçue parce que sa fille est arrivée, et elle est pire que le père. Et on a des jeunes dans la côte de Nuits qui revendiquent la chimie. Mais si ces jeunes étaient passés entre de bonnes mains, s’ils avaient eu les enseignants adaptés, ils n’en seraient pas là.
« Dans ce pays, pendant 2 000 ans, on a produit de la vigne sans aucun traitement. Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse le refaire un jour », Thomas Duroux
Thomas Duroux : Certains m’ont regardé de travers quand Palmer est passé en biodynamie, mais c’était marginal. De mon côté, j’ai sans doute été trop enthousiaste, trop dogmatique aussi, je me suis piégé moi-même, et j’ai pu employer des mots qui ont pu blesser certains de mes voisins vignerons. J’ai eu le tort, à un moment, d’en faire un combat idéologique.
Même si nos choix ont fait progresser l’ensemble du Bordelais, l’opposition frontale est vaine. L’objectif commun est de trouver les moyens, demain, de renouer avec une viticulture d’avant le mildiou, l’oïdium et le phylloxéra. Dans ce pays, pendant 2 000 ans, on a produit de la vigne sans aucun traitement. Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse le refaire un jour.
Il y a plusieurs vérités et visions. Qui doivent converger vers un objectif ultime, sortir de la fertilisation minérale, sortir des pesticides, des herbicides, des fongicides… Je me bats désormais pour emmener tout le monde dans le même wagon de la protection de l’environnement. Il faut prendre conscience d’une chose fondamentale : je ne connais pas un viticulteur dans ce pays qui prend du plaisir à traiter sa vigne.
Supprimer le glyphosate induit un travail plus intense de la terre. Est-ce facile à faire accepter par vos équipes ?
Claire Naudin : Oui, il faut piocher la terre. Je croise pas mal de stagiaires qui ont la quarantaine et qui sont « habités » par un appel de la nature. Je les emmène alors piocher deux heures dans mon échezeaux, en leur disant que c’est une chance de piocher mon grand cru ! Au bout de deux heures, ils n’en peuvent plus, ils ont les mains en sang et mal au dos. Moi, je fais ça neuf heures par jour, six jours par semaine, pendant trois semaines. Discuter le glyphosate, c’est aussi ça…
Thomas Duroux : A Palmer, on ne pioche plus ! On a de l’herbe. Et 250 brebis. C’est une autre solution, sans avoir inventé l’eau chaude.
Comprenez-vous que certains vignerons arrêtent le bio parce qu’ils n’y arrivent pas au niveau économique ?
Patrick Guiraud : Non, je n’arrive pas à le comprendre. Moi, je préférerais arrêter mon métier. Je ne reviendrai pas en arrière.
Claire Naudin : Pourtant, beaucoup de vignerons seraient moins effrayés par le bio si on leur disait que, pour sauver une récolte, de façon ponctuelle, ils étaient autorisés à un traitement chimique. J’ai fait accepter le bio à mon équipe en lui disant que, en cas de gros problème climatique, je ferais marche arrière afin de ne pas couler la boîte. C’est pour conserver cette possibilité que je n’ai pas choisi la certification. Avec le bio, un tas de personnes vous tombent dessus : le banquier, le notaire, le comptable, la famille… Il faut pouvoir résister.
Patrick Guiraud : Peut-être, mais le consommateur a besoin d’une certification. Il veut des certitudes. On l’a tant trompé avec l’agroalimentaire… On ne peut pas revenir là-dessus.
Thomas Duroux : Claire Naudin et Patrick Guiraud ont tous deux raison. On ne peut couler la boîte ni tromper le consommateur. Mais être certifié ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire marche arrière. On peut le faire, puis revenir à une démarche bio une fois les difficultés passées.
Patrick Guiraud : Ethiquement, je ne le ferai jamais. Et pourtant, des mauvaises années, j’en ai eu.
Les deux principaux arguments contre le bio sont l’autorisation du cuivre dans la vigne et un bilan carbone médiocre à cause du passage intensifié de tracteurs. Qu’en pensez-vous ?
Thomas Duroux : Ces arguments sont poussés par les firmes phytosanitaires. Le cuivre était un gros problème il y a cinquante ans, quand les vignerons mettaient des doses de 15 ou 20 kg par an et par hectare. Mais, aujourd’hui, les doses sont bien plus légères. A Palmer, nous mesurons une baisse du niveau de cuivre dans le sol grâce à l’activité de microfaune et microflore. Quant au bilan carbone, les sols, quand ils ne sont plus désherbés et travaillés, ont une capacité de fixation du CO2 supérieure aux autres sols. Donc le bilan carbone d’un hectare en bio est meilleur qu’ailleurs, même si on passe davantage le tracteur.
Ludovic David : Le bio implique en effet plus de passages de tracteurs, donc plus de gasoil, et donc plus de production de CO2. Mais la difficulté est de le mesurer. Il y a une différence entre les émissions et le bilan. La terre est vivante, chaque parcelle est différente dans sa capacité à absorber, c’est l’effet terroir.
Patrick Guiraud : Et puis on optimise les passages de tracteurs avec les prévisions météo. Et l’on voit apparaître des tracteurs électriques.
L’intégralité du vignoble français pourrait-elle un jour devenir bio ?
Patrick Guiraud : Non. Toutes les régions ne pourront pas y accéder à cause du climat et du morcellement des parcelles.
Un vin bio est-il meilleur dans le verre ?
Patrick Guiraud : Oui, pour la sécurité alimentaire. Pour le goût, tout dépend du viticulteur. Il y a de bons vins des deux côtés, qui sont primés lors de concours.
Thomas Duroux : On peut faire des vins bio très mauvais au goût. Le bio est nécessaire, mais pas suffisant.
Palmer et Marquis de Terme sont voisins à Margaux. Pourquoi le premier est-il en biodynamie et l’autre non ?
Thomas Duroux : J’ai eu la chance, quand j’ai proposé aux propriétaires de Château Palmer, en 2013, de passer l’intégralité de la propriété en biodynamie, qu’ils acceptent et suivent notre démarche. Sans leur soutien, nous n’en serions pas là.
Ludovic David : C’est vrai que nous n’avons pas les mêmes réponses, mais nos idées sont proches sur la biodiversité et la dynamique environnementale. Marquis de Terme n’est pas certifié bio, mais 80 % des vignes étaient gérées en bio. Nous avons supprimé le glyphosate.
Pourquoi je ne suis pas certifié bio ou biodynamie ? Parce que nous avons du retard dans cette réflexion par rapport à Palmer. Il faut aussi prendre en compte beaucoup de facteurs : qualité du produit, rendements, prix des bouteilles, image de marque, communication, marché…
J’ai récupéré une propriété qui produisait au-dessous de 30 hectolitres par hectare, ce qui posait des problèmes en matière d’assemblage et d’élevage. Mais nous n’excluons pas d’aller plus loin, en rappelant que le bio est un cahier des charges, alors que la biodynamie est une philosophie.