[QUE RESTE-T-IL DE] THE LEGEND OF ZELDA - LINK'S AWAKENING

DES POUVOIRS COSMIQUES PHÉNOMÉNAUX

(dans un vrai mouchoir de poche)

Vous ne trouvez pas que parfois, les vacances ressemblent au boulot ? Prenez Link. A peine Hyrule sauvé des griffes de l’infâme Ganon, les fragments de la triforce retrouvés et l’ordre républicain rétabli, alors qu’il pensait profiter d’un repos mérité et des tarifs avantageux du C.E de la boîte pour s’offrir une petite virée en bateau, voilà qu’une mer capricieuse l’expédie sur la mystérieuse île de Cocolint, qui ne manque pas de charme mais plutôt d’airbnbs.

La logique voudrait que pour en repartir, il suffit de se construire un radeau et de se lier d’amitié avec un ballon de volley. La Zelda-logique impose de « retrouver les huit instruments dissimulés dans les entrailles de terribles donjons afin de réveiller le poisson-rêve » parce que dans le monde de Zelda, c’est comme ça qu’on résout tous les problèmes.

Pour l’aider dans son entreprise, Link sera guidé par un mystérieux hibou et par la voix mélodieuse de Martine Marine, qui rêve de savoir ce que cache l’horizon, horizon bouché par un cachalot assoupi.

Un remake aux graphismes qui divisent

Un carcan assez classique, si ce n’est qu’on remarquera l’absence du canon de la série. Nulle trace de Triforce ici, pas de Ganon, pas d’Hyrule, pas même de princesse Zelda. Un détail qui n’en est pas un, en ce qu’il prouve que la série existe aussi par ses spin-off, comme le rappellera plus tard The Wand of Gamelon Majora’s Mask.

 

NOMAD SOUL

 

Difficile d’évoquer Link’s Awakening sans mentionner son prédécesseur, A Link to the Past, sorti deux ans plus tôt sur Super Nintendo. Censé au départ en être le remake portable, il lui faudra finalement en être le successeur, une responsabilité d’autant plus lourde, étant donné les limites du support Game Boy, quand on sait que l’épisode SNIN aura d’abord impressionné par son ampleur.

Il aura aussi installé les exigences des joueurs, et par la sidération provoquée figé ce qui doit désormais être le noyau de la série : l’absence de transitions entre les écrans, de vastes plaines qui aspirent le joueur à se précipiter vers sa prochaine aventure, des symphonies de synthèse scandées par les huit canaux du processeur sonore, autant de qualités auxquelles on doit le souffle épique nouveau de cet épisode, et qu’on imagine mal transposées telles qu’elles sur une console portable aux capacités bien plus modestes.

 

 

 

 

 

 

Parce qu’il sait qu’il ne pourra être un autre Zelda des grands espaces, Link’s Awakening fait très exactement le choix opposé, celui de proposer une expérience ramassée, où chaque écran est son propre horizon, propose une difficulté qui lui est propre, qu’il s’agisse d’une topographie alambiquée, d’une cohorte d’ennemis savamment placés ou d’une série de gouffres à franchir. Ce level design qui brille par son éloquence, présente un autre avantage : parce que même une session courte viendra avec son lot de challenges, il est particulièrement adapté au jeu sur le pouce qui va de soi sur console portable.

Pour autant, on ne se sent pas moins héros dans Link’s Awakening que dans les autres épisodes. Ici, le sentiment d’héroïsme naît d’une impression de conquête permanente, de lutte contre les vents contraires d’une île qui ne veut pas être explorée. On peut d’ailleurs considérer que, de par son level design tortueux, l’île elle-même est un donjon qui en abrite d’autres.

L’épique s’y déplie plus qu’il ne s’y déploie, et le jeu se conquiert par strates, donjon après donjon, écran après écran, pixel après pixel.

 

IT’S A SECRET TO EVERYBODY

 

Le concept de liberté surveillée, devenue l’essence de la série, crée d’emblée une intimité avec le joueur, parce qu’elle propose (impose, en réalité) un chemin critique tout en faisant croire qu’on peut le pervertir. A chaque secret que l’on découvre, à chaque obstacle levé par un objet nouvellement acquis, on pense avoir enfreint quelque chose, avoir un coup d’avance sur le jeu, et l‘aventure devient peu à peu la nôtre : on se fraye un chemin au lieu de le suivre.

Cette qualité-là, déjà magnifiée par la cartographie accidentée de l’épisode Game Boy, trouve un autre écrin précisément grâce à son support. Qui à cette intimité en ajoute une autre, qui tient moins du jeu vidéo que de la lecture. En quittant l’écran du salon, il se dérobe au regard des curieux et devient un secret entre le joueur et sa console, emportés dans leur égoïste aventure. A l’autre bout de la table quelques adultes au souffle rougi, sourds à l’urgence de la situation, préfèrent disserter du gouvernement Balladur.

 

 

 

 

 

Le véritable miracle qu’accomplit Link’s Awakening, c’est la manière dont il se nourrit du caractère résolument lo-fi de la Game Boy. Sans vouloir disqualifier les remakes et autres colorisations, qui préservent l’essentiel, le jeu gagne à être affiché sur un écran verdâtre et démuni du moindre rétro-éclairage. Car le joueur ira chercher ailleurs la lumière qu’il lui faut, la chaleur qu’il lui manque, il se lovera dans le charme intime d’une lampe de chevet, comme s’il se perdait, sous la flamme vacillante d’une bougie, dans un vieux récit d’aventure découvert au hasard de la bibliothèque poussiéreuse de la maison d’un grand-parent.

 

LA FIN DE LEUR MONDE

 

L’étrangeté et le mystère que Link’s Awakening file dans son gameplay existe dès son écriture. Parce qu’il s’agit du premier Zelda sans légende, de la première aventure dont on n’est pas programmé pour en être le héros.

Parce que pour une fois, il ne s’agit pas de sauver le monde, mais de le quitter.

Dès le départ Link est présenté comme un élément perturbateur, propulsé dans un monde qui lui pré-existait et dont il menace l’équilibre. A l’inverse, se réveillant in media res dans un lit inconnu, délesté de son emblématique glaive, le joueur est placé dans une situation inhospitalière. Il y a là une étanchéité à braver, accentuée par le cadre insulaire qu’on associe volontiers à des coutumes singulières. Si bien qu’on ne sait pas trop si l’on vit l’aventure d’une vie, ou bien juste une année d’Erasmus en Corse.

 

 

 

 

 

Ce regard a pour effet de fertiliser l’imaginaire de l’île Cocolint, dont les excentricités (des grenouilles y font du hip hop et le créateur de Sim City entretient une romance épistolaire avec une chèvre) pourraient sembler gratuites si elles n’étaient pas d’abord dans l’œil de celui qui les découvre. Contemporain de Twin Peaks, source d’inspiration avérée des créateurs du jeu, Link’s Awakening apparaît lui aussi étrange et cohérent à la fois, comme on chercherait à cerner les us d’un peuple resté extérieur à la marche du monde.

On pense surtout à cette séquence transversale de troc, qui suggère le quotidien de l’île en donnant à voir les liens et les habitudes de certains de ses habitants. Rien d’incroyable dans l’absolu, mais de quoi laisser une impression diffuse qu’on vient interrompre un monde qui existait sans nous, et qui continue d’exister une fois la console éteinte.

Si l'on a tant écrit sur la mélancolie du jeu, c'est que personne ne s'attendait à la trouver là, dans un épisode a priori secondaire d'une série dont la narration n'était pas la priorité, sur un support destiné aux enfants. C'est qu'elle n'aurait pas été la même sur console de salon : l'intimité et la présence physique de la Game Boy crée un "effet fractal", combine l'infiniment grand et l'infiniment petit et donne corps à l'île de Cocolint et à son quotidien, contenus tout entier dans le creux de nos mains.

C'est que le texte et le gameplay racontent la même histoire : celle d'une aventure qui, lorsqu'elle s'achèvera, mettra fin à toutes les autres.

VERDICT : QUE RESTE-T-IL DE PLATINE

Si la qualité d'un jeu se mesure à la quantité de conneries qu'on est capable d'écrire pour légitimer ses souvenirs d'enfance, alors il se pourrait bien que Link's Awakening soit un chef d'oeuvre indépassable

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