KIRBY 'S DREAM LAND - LE MO(N)DE SANS ÉCHEC

KIRBY'S DREAM LAND

D'apparence kawaii et d'une facilité enfantine, la série de Nintendo offre une oreille attentive aux plus faibles d'entre nous, et encourage au découragement.

 

La série des Kirby est née avec Kirby’s Dream Land, sorti sur GameBoy en 1992. Si son gameplay est encore celui d’un jeu de plateforme générique (la mécanique d’absorption des pouvoirs arrivera plus tard, avec la sortie de Kirby’s Adventure sur NES), les premières pierres de son identité visuelle sont posées, en particulier un univers accueillant fait de décors tantôt bucoliques tantôt oniriques, et d’ennemis furieusement inoffensifs. Dès son premier épisode, Kirby assume sa différence, et offre au joueur une expérience bienveillante et confortable (sur la jaquette du premier épisode, le héros ressemble d’ailleurs à un coussin).

kirby's dream land

 

WE SHALL OVERCOME

 

En 1990, Super Mario Land est le jeu Game Boy incontournable pour la jeunesse. Tout le monde s’y frotte, met en jeu sa street cred’. Le jeu, d’une difficulté raisonnable, demande malgré tout un investissement minimum et les cours de récré voient émerger une nouvelle forme de hiérarchie sociale : il y a ceux qui finissent Super Mario Land, et les autres. Cette catégorisation binaire et tacite en rappelle une autre : celle qui sépare, au lycée, ceux qui ont eu des relations sexuelles, et les autres. Pour cette génération-là, Super Mario Land fait office de proto-dépucelage.

Super Mario Land

Dans les deux cas, il s’agit moins d’une hiérarchie que d’une simple dynamique de vases communicants, qui évoluent au même rythme : dans un premier temps, seuls les plus talentueux accéderont au Graal, puis viendront les besogneux, les courageux, les persévérants. Oser, échouer, recommencer, le jeu vidéo ne demande pas autre chose, et à ce titre Super Mario Land est peut-être la première dating sim à laquelle vous aurez joué. Parce qu’il évalue les facultés de résilience d’un écolier en même temps que son talent, il préfigure son palmarès amoureux, et révèle ce que les séducteurs médiocres comprendront sur le tard : à force d’essayer, on finit par y arriver.

CONTRACTION DU DOMAINE DE LA LUTTE

 

Kirby’s Dream Land, quant à lui, s'adresse à ceux qui n’y arrivent décidément pas. A ceux qui, tentative après tentative, échouent à vaincre Super Mario Land, et pensent ainsi s'enfoncer dans le ridicule, comme un échec répété au brevet des collèges. S’assumant dès son titre comme une rêverie, il s’offre comme un refuge pour les traumatisés de l’échec, une respiration avant le retour au combat. Kirby's Dream Land, comme tous les épisodes qui suivront, est un jeu facile, sucré, un bol de chocolat chaud au pied de la cheminée. Il voudrait réconforter, prendre par la main, reprendre la leçon depuis le début, comme on remettrait les petites roues après une chute à vélo.

Seulement, sa pédagogie en pente excessivement douce exclut la possibilité de l'échec et occulte les vertus du courage et du dépassement de soi. Le rapport de force est tellement en faveur du joueur, à mi-chemin entre l'enfant roi et la divinité capricieuse, qu'il enseigne à oublier l'échec plutôt qu'à l'affronter. De sa voix douce et complaisante, il invite à écouter sa lâcheté, projetant un quotidien sans difficultés dont rêvent les personnalités évitantes : le jeu n’offre aucune résistance, et les ennemis sont autant de victimes expiatoires. Surtout, Kirby’s Dream Land est un jeu de plateforme qui en annihile l'enjeu essentiel : le saut, rendu accessoire par les pouvoirs de Kirby. C’est un jeu que l’on survole littéralement, un monde qui plie ses règles aux désirs du joueur faible et accablé, qu’il soustrait à ses responsabilités en le consacrant surhomme.

arme de destruction massive

S’il y aurait peut-être eu ici matière à une thérapie pour joueur meurtri, au lieu de lui redonner confiance pour qu’il retourne affronter le monde réel et ses turpitudes, elle vient au contraire confirmer tous ses biais cognitifs, valider sa vision du monde. C’est que le thérapeute est trop sympathique, et accède au moindre caprice de son patient sans jamais oser le contredire.

 

FORT AVEC LES FAIBLES, FAIBLE AVEC L’EFFORT

 

Au-delà de sa facilité, le cœur du concept de Kirby, c’est la faculté de copier les pouvoirs de ses ennemis. Autrement dit, au joueur incapable d’assumer sa personnalité, venu en Dream Landie pour oublier ses difficultés à n’être que lui-même, les dissonances entre son identité fantasmée et la réalité de celle-ci, le jeu n’enseignera pas à s’accepter tel qu’il est. Au contraire, il va lui proposer d’être littéralement quelqu’un d’autre. Ici on peut devenir tout ce que l’on aspire à être, épéiste, archer, magicien ou terroriste, apprendre à cuisiner, à voler ou à jouer du yoyo, et tout ça sans le moindre effort. Il vient confirmer ses insécurités, accélère la destruction de son égo : la plasticité de Kirby en révèle l’essence, le message primordial : « tu as raison de vouloir être quelqu’un d’autre ».

kirby3

Parce qu’il met en scène un véritable racket de personnalités et un héros qui s’en prend volontiers à plus faible que lui, Kirby est moins un jeu de plateforme pour enfant qu’un simulateur de petite frappe. Il faut savoir que la plupart de ses ennemis n’en sont pas, tout juste d’aimables passants qui vaquent à leurs occupations. Kirby est un enfant sans destin, qui zone et jalouse d’honnêtes citoyens résolus à la poursuite d’objectifs établis et éminemment personnels.

Parce qu’il n’est personne, il voudrait que tout le monde soit comme lui. Alors il soigne par la violence cette vilaine dissonance cognitive qui parfois l’empêche de dormir. Derrière l’égérie kawaii se cache donc un grand héros rénaldien, une teigne, un loubard et parfois une bande de jeunes à lui tout seul, comme dans Kirby Mass Effect (Nintendo DS, 2011), qui fait l’éloge du passage à tabac.

crime en bande organisée

Si cette plongée dans le subconscient d'un délinquant juvéline est si enfantine et colorée, c'est qu'elle est une peinture hautement subjective de sa réalité. En réalité bien plus pertinente qu'un clip de Justice anxiogène ou qu'un simulateur en réalité virtuelle de l'adolescence de Karim Benzema, on y voit la vie tel qu'en ses yeux. L'imaginaire d'un voyou est celui d'un enfant de six ans, un univers où il est le seul prescripteur du bien et du mal, où il est forcément "le gentil". Le spectacle de n'importe quel épisode de Kirby ne met pas en scène un héros s'en allant sauver le monde, mais un enfant démiurge qui se divertit en brûlant des fourmis. Et ça n'est pas un hasard si le royaume sans danger que le jeu dessine a les atours d'une fresque d'école maternelle : c'est l'expérience de l'échec qui nous rend adulte. Voilà pourquoi Kirby garde son teint rosé et sa peau de bébé, tandis que malgré ses vingt-quatre ans, Mario a déjà un métier, une femme et une dégaine de Mustache Daddy.

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