EURO 2016 | DIDIER DESCHAMPS ET LES ETERNELS MALCHANCEUX

ON N'EST PAS NÉS SOUS LA MÊME ETOILE | Petite réflexion sur la fortune et l'infortune avant la finale Portugal-France

« Pour réussir un bon Euro, il va falloir à Deschamps sans doute un peu plus que sa chance légendaire ».

J.Anigo - France Football - Juin 2015

« Ça reste l’éternelle chance du sélectionneur. Je connais la légende qui l’entoure. Des fois, c’est exagéré pour certains mais, pour lui, elle est bien réelle »

J.Anigo - France Football - Juillet 2016

L'égalité des (mal)chances

N'avez-vous jamais remarqué comme la chance est un argument confortable lorsque l'on a échoué ? Elle justifie si facilement les choses.

Cette semaine, j'ai donc lu et entendu deux personnes "s'interroger" sur cette "chance" de Didier Deschamps. Ces deux personnes faussement ingénues étaient, comme par hasard, Rolland Courbis et José Anigo. C'est à dire deux des plus grandes "pleureuses" et victimes autoproclamées du football français. Deux entraîneurs qui ont eu, entre autre, la "chance" extraordinaire d'avoir parmi les meilleurs effectifs de l'OM durant leur mandats, et n'en ont rien fait. Courbis invoquera la "malchance" pour s'en justifier, Bordeaux ceci, PSG cela. Anigo parlera de la même "malchance", de Pierluigi Collina, de la blessure de Drogba, etc.

La malchance pour eux, la chance pour ceux qui réussissent.

Ceux qui croient en la chance comme l'alpha et l'omega de la réussite, éprouvent la dissonance cognitive de ceux qui voient leurs croyances remises en cause par les faits : ils nient les faits et se raccrochent encore davantage à leurs croyances. Ils se mentent à eux-mêmes et renoncent à comprendre, enferrés dans leurs superstitions.

Certes, je ne verse pas dans le déshonneur par association et ne considère pas que tous ceux qui croient en la chance sont aussi médiocres que la réflexion de ces individus. Mais je voudrais vous dire que cet argument de la chance, cette théorie de la chance, sont des arguments faibles, des arguments pour les faibles. C'est le renoncement de toute réflexion, de toute "interrogation", justement.

Grands nombres et petits entraîneurs

Alors c'est vrai, on peut être plus ou moins chanceux dans la vie. On peut naître, riche, beau et en bonne santé, ou bien pauvre, moche et malade.

Mais en sport, comme dans tout jeu, l'adage "La fortune sourit aux audacieux" trouve son explication dans la théorie des probabilités. Celui qui tente beaucoup atteindra plus surement son espérance de gain que celui qui tente peu. Là se cache la véritable inégalité : tous les entraîneurs n'ont pas la même espérance de gain. Certes, il y a des raisons d'effectifs, mais surtout, il y a des entraîneurs meilleurs que d'autres.

Ainsi, quand un entraîneur a effectué plus de 500 matchs en L1, dont une centaine avec des tops équipes, et qu'il n'a jamais gagné aucun titre, on peut raisonnablement pensé que son espérance de gain a été atteinte, et que s'il n'a rien gagné, la chance n'a plus sa place là-dedans. Et pourtant, certains persistent.

Loi des probabilités vs Théorie de la chance

Si on parle de la "malchance" des uns, on peut donc s'interroger sur la "chance" de Didier Deschamps. Comme on peut s'interroger sur l'existence de Dieu, et affirmer qu'il existe parce qu'on a vu une éclipse de soleil et qu'on ne connait pas bien l'astronomie. En fait, je vais vous spoiler l'histoire, mais dans les deux situations, on peut y croire, on peut échafauder des hypothèses, mais on ne peut rien prouver.

Comme les théories complotistes, la théorie de la chance fonctionne par renversement de la charge de la preuve : le complotiste de la chance pourra toujours prétendre qu'un gagnant gagne grâce à chance, et tancer son contradicteur « Si ce n'est pas de la chance, alors prouvez-le !». Ce qui est bien entendu impossible, dans un sens comme dans l'autre.

Pire : plus le gagnant gagne, plus le complotiste aura d'occasions de trouver de nouveaux motifs de chance au milieu de cette succession de victoires. Son raisonnement est fondamentalement absurde : en réalité, plus un gagnant gagne, plus les observateurs devraient être convaincus que ce n'est pas dû à la chance : c'est que que ce gagnant a un "truc" en plus, factuel, derrière cette suite de succès.

Si je joue 100 fois au Loto et que je gagne une fois, on peut sans doute dire que j'ai de la chance. Si je joue 100 fois et que je gagne 99 fois, ce n'est plus de la chance. C'est que j'ai une méthode pour gagner, une combine, une martingale, j'ai trouvé un algorithme, je connais les numéros, j'ai chauffé les boules, que sais-je ? Mais plus je gagne, et plus les observateurs devraient être convaincus que la chance n'a rien à voir là-dedans.

Et là en l'espèce, c'est le contraire : Deschamps gagne et plus il gagne, plus certains observateurs s'échinent à recenser les éléments qui prouvent "qu'il a de la chance". Et ces éléments ne manquent pas, car quand l'issue est heureuse, on trouve toujours des événements sur la voie du succès qui ont "bien tourné", des éléments qui en ayant "mal tourné", auraient pu mener à la défaite (on n'en sait rien, mais théorie du chaos oblige, "ça aurait pu faire perdre !" Magique !). "Et si ces éléments ont bien tourné, c'est grâce à la chance ! CQFD" concluera le complotiste, ravi.

Bien sûr, on retient plus facilement les éléments qui ont "bien tourné", que ceux qui ont "mal tourné". Les tirages favorables, plutôt que les défavorables (tomber avec l'Espagne en poule éliminatoire de la CDM 2014 alors qu'on aurait pu tomber contre la Suisse), les blessures des adversaires plutôt que les siennes (Perdre 6 joueurs parmi ses hommes de base avant la compétition, Varane, Mathieu, Diarra, Valbuena, Benzema, Sakho), les faits de jeu en notre faveur plutôt que ceux en notre défaveur... tout jugement est automatiquement biaisé.

Ensuite, il n'y a qu'un pas pour minimiser les performances et le travail, de tout expliquer par cette chance : c'est facile de battre une Eire huitième de finaliste ? N'empêche cette fois-ci, la France n'a pas eu besoin des mains pour le faire. C'est facile de battre la Roumanie en poule ? Alors pourquoi n'avions-nous pas réussi à l'Euro 2008 ? C'est facile de battre l'Islande ? Pourquoi les anglais en 8èmes, les portugais en poules et les hollandais en éliminatoires, ont-ils tous échoué ?

Je pense que ceux qui raisonnent de cette manière s'étonnent de encore perdre à la roulette, au bout d'une soirée passée au Casino. "Le Casino a de la chance !". Non, c'est juste que son espérance de gain est bien supérieure à la tienne, mon cher José.

anigo chance

Profession : chanceux

Cette théorie de la chance est perverse. L'accusation d'être "chanceux" devient la raison principale qui justifie le succès, et efface le droit de revendiquer que ces résultats victorieux pourraient d'abord être le fruit du travail quotidien. A peine l'hypothèse de la chance instillée, qu'elle prend toute la place dans les esprits, par de subtils glissement sémantiques. Tout devient suspect : Deschamps n'a pas eu le mérite de battre la Roumanie, il a eu la chance de tomber contre eux. Il n'a pas eu le mérite de choisir des remplaçants judicieux à la place de ses titulaires blessé, il a eu de la chance que ses remplaçants soient au niveau. Il n'a pas eu le mérite de sélectionner Sissoko, c'est grâce à Sissoko que Deschamps a la chance d'avoir trouvé son équipe-type.

Il n'y a plus de travail, il n'y a plus d'effort, il n'y a que de la chance.

Amis lecteurs, c'est la saison : vous avez eu votre bac ? Félicitations. Mais je dois vous le dire, vous n'avez pas de mérite, vous avez eu la chance de tomber sur les bons sujets. Et puis, croyez en ma vieille expérience, le bac, c'est de plus en plus facile.

Vous trouvez ça injuste ? Vous avez raison. Je n'étais pas là quand vous travailliez votre examen. Je n'étais pas là dans les moments qui comptent véritablement, ceux qui expliquent votre succès. Je n'arrive qu'à la fin du tour, comme le spectateur hébété par le Prestige du magicien, totalement ignorant du mécanisme qui a mené à sa résolution victorieuse. Ceux qui parlent de chance et malchance sont ainsi : ahuris et impuissants devant ce mystère du succès qui les dépasse, et leur superstition les réconforte. Ce n'est pas nouveau, l'homme se sent jouet de la fortune et de l'infortune, depuis l'Antiquité. Si jamais un jour nous devions changer ces mentalités... bonne chance ?

2 comments

  1. Latche 10 juillet, 2016 at 21:05

    +1899 pour cette saillie envers Courbis et Anigo si prompts à minimiser les victoires de Deschamps, le premier parle même de « culture de la gagne de mes deux »…
    Cette histoire de chatte à Deschamps me gonfle prodigieusement.

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